Le Cœur Économique de l'Europe en Question
Un partage sans égal
Comment expliquer que la zone reliant Londres, la Suisse et le nord de l’Italie soit l’une des plus prospères d’Europe ? C’est le concept de la ‘banane bleue’, théorie de concentration économique développée dans les années 1980. Est-ce encore pertinent aujourd’hui ?
De quoi parle-t-on exactement ? La banane bleue représente la région densément peuplée et économiquement dynamique qui s’étend en forme d’arc à travers l’Europe, allant du sud-est du Royaume-Uni jusqu’au nord de l’Italie, en passant par des zones urbaines comme le Benelux, la région Rhin-Ruhr en Allemagne, et la Suisse.
L’idée derrière la banane bleue est de représenter cette concentration de villes et de zones industrielles comme une « mégalopole européenne » où se concentrent les activités économiques, les centres de décision, et les infrastructures de transport majeures. De facto, cette région constitue l’une des zones les plus développées et les plus riches d’Europe, et a joué un rôle clé dans l’économie mondiale.
Brunet a proposé ce concept pour mettre en lumière les inégalités spatiales en Europe, en montrant que le développement économique se concentrait dans cette « banane » au détriment d’autres régions, notamment les zones rurales et les périphéries éloignées. Ce concept a aussi contribué à des discussions sur l’aménagement du territoire en Europe, visant à équilibrer le développement économique et à renforcer la cohésion territoriale du continent.
Historiquement, les régions de la banane bleue, allant des villes des Pays-Bas méridionaux aux cités rhénanes et italiennes, ont été des centres névralgiques de commerce et d’innovation, renforçant les liens économiques entre le nord et le sud de l’Europe.
Au Moyen Âge, Londres était déjà un carrefour d’activités économiques et politiques de premier plan, en grande partie grâce à sa position stratégique sur la Tamise, qui facilitait le commerce maritime, et à sa proximité avec le continent européen. Ce port actif permettait l’importation et l’exportation de biens, tout en servant de point de convergence pour les marchands venus de toute l’Europe. Londres a particulièrement prospéré grâce au commerce des textiles, notamment en établissant des liens commerciaux étroits avec les Flandres, un des centres majeurs de la production de draps. La laine anglaise, réputée pour sa qualité, était exportée en grandes quantités vers les villes flamandes, où elle était transformée en tissus luxueux, avant d’être redistribuée sur le marché européen.
Les villes comme Bruges, Gand et Ypres étaient des centres névralgiques de la production textile et du commerce international à l’époque médiévale. Elles jouaient un rôle clé dans l’exportation des draps de laine, une activité qui attirait des marchands de toute l’Europe, notamment d’Angleterre, de France, et d’Italie. Ces villes, situées dans le comté de Flandre, faisaient partie des régions les plus prospères et urbanisées de l’Europe médiévale, bénéficiant d’une économie florissante. Leur puissance économique était renforcée par leur situation géographique avantageuse, à proximité de la mer du Nord, ce qui facilitait les échanges avec d’autres grands centres commerciaux, comme Londres et les ports de la Ligue hanséatique. Grâce à leur dynamisme, les Flandres devinrent un moteur économique essentiel au sein des anciens Pays-Bas, contribuant largement à la richesse de cette région.
Cologne, située sur les rives du Rhin, était l’un des principaux centres commerciaux du Moyen Âge et un nœud vital pour les routes commerciales reliant le nord et le sud de l’Europe. Grâce à sa position géographique, la ville bénéficiait pleinement des échanges le long du Rhin, qui constituait une artère commerciale clé reliant la mer du Nord aux régions intérieures du continent. Ce fleuve permettait le transport rapide et efficace de marchandises telles que le vin, le grain, et les textiles, attirant ainsi des marchands de toute l’Europe. Cologne servait également de point de passage pour les marchandises venant des régions plus méridionales, comme l’Italie et la Méditerranée, avant d’être redistribuées vers les villes du nord, comme celles de la Ligue hanséatique. D’autres villes, comme Bâle en Suisse, profitaient également de cette position stratégique, renforçant leur rôle commercial dans le réseau européen.
Des villes comme Milan, Venise, et Gênes ont joué un rôle central dans le commerce, l’industrie textile, et la finance au Moyen Âge, devenant des puissances économiques influentes dont les réseaux s’étendaient à travers toute l’Europe. Milan était un centre majeur de production textile, particulièrement réputé pour la qualité de ses soieries, tandis que Venise et Gênes dominaient le commerce maritime en Méditerranée. Ces deux cités portuaires contrôlaient des routes commerciales vitales, reliant l’Europe à l’Orient et apportant des produits de luxe tels que les épices, les soies et les pierres précieuses. Leur influence ne se limitait pas au commerce ; ces villes étaient également des centres financiers de premier plan, où des innovations comme les lettres de change et les banques ont vu le jour, facilitant les échanges à grande échelle. Grâce à leurs réseaux commerciaux et financiers étendus, Milan, Venise, et Gênes ont joué un rôle déterminant dans l’économie européenne médiévale et ont contribué à la prospérité des régions environnantes.
Définir une époque
Depuis son introduction, la « banane bleue » a fait l’objet de nombreuses études et débats, certains la voyant comme une opportunité de dynamisme économique, tandis que d’autres la critiquent pour l’accentuation des disparités régionales. Ces régions spécifiques, toutes reliées par des voies fluviales, des routes commerciales, et plus tard par des chemins de fer, ont historiquement favorisé l’intégration économique et la concentration des richesses et du pouvoir. Elles ont permis à cette zone de se développer en tant que centre névralgique de l’économie européenne, avec un impact durable sur la structure géographique de l’Europe, dit-il.
Qui est Roger Brunet ?
Géographe français, né en 1931, Brunet a marqué la géographie contemporaine par ses concepts novateurs et une rigueur analytique. Il est surtout connu pour avoir introduit le concept de la Mégalopole européenne dite « banane bleue ».
Brunet a aussi contribué à la géographie théorique et à la cartographie, notamment avec des travaux sur l’analyse des espaces et des réseaux, ainsi que sur la critique de la géographie descriptive traditionnelle. Il a cherché à introduire des méthodes plus scientifiques et conceptuelles dans l’étude des territoires.
Théorie toujours valable ?
Cependant, ce concept est désormais critiqué pour offrir une vision trop statique de la géographie européenne. En effet, Brunet a proposé cette idée dans les années 1980, mais depuis, des changements économiques majeurs ont eu lieu, notamment avec la montée en puissance de nouvelles régions dans l’Europe centrale et orientale, ou encore l’émergence de pôles technologiques en dehors de la « banane ». Le concept tend à figer les dynamiques économiques et à ne pas refléter les évolutions des dernières décennies. Par exemple, des villes comme Barcelone, Dublin, Prague ou Varsovie se sont développées en tant que nouveaux centres de croissance en Europe (pas toutes sur le même plan, notons-le), tandis que certaines régions historiquement centrales dans la banane bleue ont connu un déclin industriel (comme certaines parties de la Ruhr en Allemagne).
Qu’en est-il en 2024 ? Historiquement pionnière en matière d’innovation, cette région est aujourd’hui davantage dépendante des technologies développées ailleurs, particulièrement par des géants des Gafam et autres activités économiques d’importance. Ce manque d’innovation locale érode la compétitivité dans l’économie numérique globale. Par exemple, l’absence de grands pôles déterminants et le retard technologique de l’Europe face aux États-Unis et à la Chine, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA), affaiblit la zone de la banane bleue.
L'Histoire tourne rond
L’une des critiques majeures concerne la désindustrialisation de la région, autrefois un pôle manufacturier majeur, qui a vu ses industries se déplacer vers des zones à moindre coût. De plus, même des pays moteurs comme l’Allemagne subissent aujourd’hui un ralentissement économique, fragilisant encore la prospérité de cette zone. Le vieillissement démographique est un autre facteur clé, réduisant la population active et freinant la croissance. La délocalisation des industries a également affaibli la base économique de cette région, la rendant plus vulnérable face à la concurrence mondiale.
Par ailleurs, la transition énergétique et la nécessité de moderniser des infrastructures vieillissantes posent de nouveaux défis pour ces régions industrielles traditionnelles, qui peinent à s’adapter aux nouvelles normes écologiques et aux besoins économiques actuels. Enfin, la fragmentation politique et les défis majeurs de l’Europe (innovation, immigration, etc) compliquent la gestion de ces défis économiques et sociaux. Ces facteurs combinés affaiblissent la pertinence du concept de la banane bleue, rendant ce modèle moins adapté pour comprendre les dynamiques européennes actuelles.