Partie I
Venu de nulle part
C’est l’histoire d’un tribun qui fut oublié pendant cinq siècles. Rien ne pressentait Nicolas, fils de Lorenzo, à devenir celui qui pendant un très court laps de temps unifia Rome sous son égide à sept étoiles (1). L’homme du peuple n’est pourtant pas un simple agitateur épris de l’ivresse passagère du pouvoir ou encore moins un simple despote à l’arrachée. Pour se défaire des approches littéraires que sa figure a inspiré après sa redécouverte (2), nous allons analyser les sources historiques et retirer progressivement le voile qui nous sépare de cet événement historique. Si on a voulu, maladroitement, faire une comparaison avec une quelconque personnalité de notre époque, son cas mérite alors qu’on s’y attarde d’autant plus. Mais avant tout il est essentiel de placer des balises contextuelles dans ce quatorzième siècle romain aussi chaotique que malheureux.
Rectores, raptores
Rome au XIVe siècle n’est plus qu’une ombre derrière les ruines du Colisée. Précipitée avec les anges déchus dans un dépotoir où règne le brigandage, la violence et une constante insécurité, la Ville éternelle était alors sous la coupe des barons. Colonna, Orsini, di Vico, etc ; toutes ces familles se prévalaient de privilèges autour d’un clientélisme massif regroupé par zone d’influence. Ils empiétaient de leurs chevaux caparaçonnés les quartiers à leurs profits, terrorisant la population au besoin pour imposer une véritable guerre de gangs, dans son acception la plus moderne. L’empereur Charles IV de Luxembourg, couronné spécifiquement à Rome pour aller chercher un titre ronflant, et dont un magistrat (préfet) sans pouvoir le représentait, ne venait que pour y séjourner une seule journée au maximum (3-4).
Loin de préserver les monuments de la gloire passée, les barons de ce temps se hâtaient d’en extraire les matériaux à l’élaboration de leurs châteaux ou des tours dont ils parsemaient la ville. Fait assez étonnant pour être remarquer, le sénat voulut même percer une rue à travers le Colisée (5) ! Pour autant, l’énormité de la tâche les en dissuada… Quant aux autres vestiges d’importance, l’état de délabrement n’en était que plus terrifiant : le Capitole, endommagé lors des siècles passés, fut grossièrement restauré ; la colonne trajane venait d’être péniblement redressée ; le mausolée d’Auguste renfermait plus de débris que de trésors enfouis ; et ultime sacrilège, le temple de la Concorde servait de carrière à chaux. Les statues, quant à elles, avaient été brisées ou vendues. Et quand les monuments n’étaient pas laissés au rebus, ils servaient à être dépiautés par-ci, par-là. Même aux temps troublés de l’empereur Majorien au Ve siècle après J.-C., on proclamait encore une condamnation à avoir la main tranchée à ceux qui détruiraient des édifices publics de Rome pour en récupérer les pierres (6).
À quoi pouvait ressembler Rome au temps de Rienzo ?
Si le constat préalablement dressé est sombre, il faut savoir que la conversion des empereurs n’a pas modifié le paysage urbain de l’antique Rome au moins jusqu’à la fin du IVe siècle. Les Barbares n’ont pas irrémédiablement dévasté la ville après qu’ils s’en furent emparés en 410, puis en 455. En 510, Cassiodore, ministre du roi Ostrogoth Théodoric, admire la beauté de la ville, notamment le théâtre de Pompée.
Trente ans plus tard, l’historien Procope décrit une cité “peuplée de statues”. Au VIIe siècle, l’empereur byzantin Constant II visite une ville restée quasiment intacte. En réalité, c’est au XVIIe-XVIIIe siècle que la ville fut l’objet de dégradation intensive par ses propres habitants. Rienzo contemplait donc avec une fascination renouvelée les décombres de l’ancienne capitale d’un empire riche où le prétendu bonheur des citoyens ne pouvait que contraster avec son époque. Rome était jadis crainte et vertueuse ; devenue misérable et dépossédée de son rang, il en éprouva une honte et une colère grandissante contre les nobles de son temps.
Us et coutumes
Nicola n’est pourtant pas un Romain comme les autres. A l’instar de Pétrarque, Cola – diminutif très commun pour l’époque – est instinctivement attiré par les ruines qui parsèment les rues et les piazzas dévastées. D’un remblai éventré à la plaque renversée de l’empereur Vespasien (4) servant d’élément décoratif à un autel, sa curiosité l’amènera à s’interroger, à comprendre, puis à étudier une Rome qui fut jadis au sommet du monde.
Si Rienzo est fasciné par les ruines antiques, il partage également ce trait de caractère commun avec le poète de son siècle : Pétrarque. Ce dernier dira avec fatalisme dans l’un de ses récits de voyage “Nulle part à Rome n’est moins connue qu’à Rome même”. Loin d’être un fabuliste, il pourra – à terme -, de par son intelligence et sa mémoire, déchiffrer les annotations qui parsèment les monuments délabrés. Tite-Live, Sénèque, Cicéron ou encore Symmaque lui devinrent familiers. Mais comment un simple paysan de basse extraction a-t-il pu devenir en si peu de temps le maître de Rome, au point de vouloir rétablir les prérogatives de la Rome antique sur le bassin méditerranéen et au-delà ? Nous le savons pourtant maintenant : son rêve était chimérique, au même titre que la durée de son mandat. Quelles ont été les étapes de sa montée au pouvoir ? Pour le savoir, nous devons commencer par ses origines et la fable qu’il construira autour de sa naissance. Car, en ce temps-là, s’inventer une généalogie mythifiée n’était pas du luxe.
Il est dit que l’empereur Henri VII était venu à Rome pour se faire sacrer empereur. Empêché par les hommes des Orsini, il dût se réfugier – sous un déguisement – dans une auberge une quinzaine de jours. Un mari absent, la femme de l’aubergiste disponible, il n’en fallait pas moins pour donner un bâtard de sang royal, le futur Cola di Rienzo. De cette histoire de bric et de broc, tout est faux. Et les variations autour d’une naissance royale n’en finissent plus de se contredire : on rapporte ainsi que la mère de Rienzo serait, en fait, la fille illégitime du ledit empereur. Si tout cela nous paraît absurde pour des yeux contemporains, l’époque dans laquelle vivait Rienzo ne se privait pas de créer un mythe à travers une généalogie prédestinée. Cf. article : Des Chimères et des hommes.
La reconnaissance s’octroie aussi par le besoin d’être vu et reconnu. Paraître et Parader se confondaient. Pour mieux comprendre l’univers mental de la Rome médiévale, les codes culturels nous sont nécessaires. L’un d’entre eux est le vêtement. Il illustre simplement et efficacement la fonction, le statut et le grade social d’une personne. Cola di Rienzo sera alors reconnu, apprécié et même craint sous ces apparats. Quand il a accédé au pouvoir, Rienzo chevauchait avec un manteau rouge écarlate ; il le faisait car seuls les chevaliers et ceux appartenant aux arts majeurs en avaient le droit. Dans son manteau rouge bordé de petits-gris, les éperons d’or et l’épée renvoyaient une image qui imposaient le respect et la révérence. La pompe et la munificence impressionnent auprès du commun. Cependant, et ironiquement, si on se réfère à la biographie écrite plusieurs années après la mort de Cola di Rienzo ; des apparats trop précieux – dont notamment un bracelet doré dissimulé sous des frusques – furent sa perte, alors qu’il tentait de s’échapper en catimini de son repère en proie aux flammes…
Si Rome était alors pris d’amnésie et de confusion, au point où dans l’imagerie populaire seuls Constantin et César étaient remémorés comme empereur (ce qui ne fut jamais le cas de l’imperator (8) César), pouvait-elle néanmoins se sortir de sa torpeur ? La réponse est plus compliquée qu’il n’y paraît. Rienzo n’était peut-être pas un illuminé et encore moins un révolutionnaire, sa naïveté dans l’antre politique allait vite le confondre au milieu du panier de crabes de l’époque. Mais sous l’étonnant périple de Rienzo, Pétrarque eut tout de même ces mots sortis d’un autre âge : “Comme l’Italie s’est réveillée tout à coup, et comme la terreur du nom romain s’est répandue dans les pays les plus éloignés ! J’étais en Gaule, je sais ce que j’ai vu et entendu, ce qu’on lisait dans les yeux des plus puissants. Ils le nieront peut-être aujourd’hui, mais alors la terreur du nom romain était partout.”
Les ruines du Forum face au Capitole par Canaletto (1742).
L'amorce
Si nous savons que peu de choses de la jeunesse même de Rienzo, nous pouvons en déduire certains traits de son caractère : son séjour à Agnani auprès d’autres paysans avant son retour à Rome, ses connaissances acquises au fil des années et sa capacité à être un “homme du peuple” lui ont permis de se faire remarquer. Il n’en fallait pas moins qu’une doléance auprès du nouveau pape Clément VI pour ainsi s’affirmer aux yeux d’un grand public désabusé. Réussissant à convaincre le conseil des treize buonuomini (qui représentait précairement le peuple), il s’embarqua seul et sans titre officiel à Avignon, résidence des papes. D’une harangue soutenue contre les barons utilisant une rhétorique ciselée, Rienzo sut impressionner la cour papale. D’où pouvait réellement venir un tel homme d’une stature haute et d’une intelligence subtile auprès du commun ? devait se demander tout un chacun. Après quelques péripéties, Clément VI donna presque satisfaction à l’homme du peuple. Cependant, à Rome, tout changea précipitamment. Le conseil des buonuomini était tombé et les barons furent in fine avertis qu’un importun avait osé les critiquer.
La progression est alors fulgurante : de rien, il devint notaire de la Chambre urbaine (7). La magistrature mais aussi le brillant costume lui octroya les clés nécessaires afin de progresser dans la hiérarchie sociale. Du titre acquis, il put relever les injustices perprétées aux quotidiens par les barons. La noblesse n’en supporta encore moins son zèle et, dès lors, après une ultime bravade (9) perpétrée par un scribe du sénat du nom de Tommaso Fiortifiocca, il comprit que le peuple et la bourgeoisie lui sauront son seul secours.
Comment mettre à bas tout un système ? Avec les bonnes vieilles caricatures. Des peintures allégoriques étaient alors utilisées à des fins politiques, ainsi qu’on avait pu le voir à Florence en 1344 quand ce moyen avait été utilisé pour soulever le peuple et tourner en ridicule le duc d’Athènes.
L’imaginaire collectif accumulé allait servir tout à la fois : Babylone, Carthage, Jérusalem et même Troie servaient de décor à la fresque avec comme sujet un naufrage et une femme éplaurée représentant Rome. Tous savaient à quel point fut Rome grande sans jamais en saisir les tenants et aboutissants, et pour ainsi ils regrettaient tous sans se l’expliquer rationnellement. On y représentait également en peinture des moutons, dragons, renards (10) censés incarner les pontes de ce temps-là.
Il ne lui manquait plus qu’un coup d’éclat pour renverser la situation et emmener le peuple avec lui : la table en bronze de l’investiture de l’empereur Vespasien (Lex de imperio Vespasiani) qui servait vilement de décoration allait être son instrument de reconquête. Dans l’Antiquité, elle affirmait les pouvoirs étendus par le sénat et le peuple romain. Sa conquête allait prendre vie dans l’église Saint-Jean de Latran pour y terminer au Capitole.
Sources et références :
Emmanuel Rodocanachi, Cola di Rienzo, histoire de Rome de 1342 à 1354 (1888).
Cassiodore, Procope de Césarée, Pétrarque.
1) Le blason de Rienzo représentait un soleil d’or à sept rayons terminés chacun par une étoile d’argent, se détachant sur un fond azuré. En référence, selon Rienzo, au philosophe Boèce.
2) Cf. Rienzi, der letzte der Tribunen (Rienzi, le dernier des Tribuns), opéra créé le 20 octobre 1842 par Richard Wagner.
3) Rectores, raptores est un dicton populaire. Litt. “Gouvernants, dévorants”.
4) “Si Dieu me fait la grâce que je sois nommé roi des Romains, je n’entrerai point à Rome avant le jour fixé pour mon couronnement, j’en sortirai le même jour avec tous mes gens, je me retirerai au plus tôt des terres de l’Église, où je ne reviendrai qu’avec la permission du pape.” (22 avril 1346).
5) Un acte du quatorzième siècle nous apprend que deux factions rivales s’entendirent pour prendre des pierres au Colisée, que l’on considérait plus que comme une carrière.
6) Code Théodosien, Nov Maj 4 (11 juillet 458).
7) Au Moyen Age, le terme “notaire” renvoyait à celui de secrétaire.
8) Imperator signifiait alors “général victorieux”.
9) Un geste de la main en se frappant le bras, particulièrement insultant.
10) Les moutons représentaient les juges, les dragons les notaires et les renards les magistrats.
Partie II
Révolution blanche
Loin d’un soutien unique symbolisé par les couches populaires, Cola di Rienzo allait prendre l’appui politique nécessaire avec la “popolo grasso et minuto” (cf. marchands et artistes) pour mettre ainsi un point d’arrêt aux barons issus des grandes familles au pouvoir. L’idée, au plutôt diront-on aujourd’hui le slogan, était tout trouvé : rétablir le ‘bon état’. Répété à l’envi, il fit florès auprès des couches industrieuses jusqu’aux strates supérieures. Pour ce faire, l’argent était une nécessité. Qu’à cela ne tienne ! la Chambre urbaine y pourvoira.
Le plan était simple en apparence : la redevance payée par les ports et les châteaux permettront de tenir le frêle esquif Rienzo à flot. Mais l’Église, sous l’autorité du pape, devait – si ce n’est avaliser – garder une certaine neutralité envers ce changement de régime. La tâche demeurait difficile pour Rienzo. Il sut alors mettre sous son aile le représentant du pape Clément VII, le prélat Raimond, évêque d’Orviento. Toute l’opération fut gardée secrète et Raimond n’en informa aucunement la papauté d’Avignon. Libéré des contraintes d’une Église rétive, le Rubicond allait de nouveau être franchi.
Le 20 mai 1347, dans une parfaite maîtrise de la communication de son époque (cf. partie I, us et coutumes), Rienzo sort de l’église Sant’Angelo in Pescheria revêtu d’une armure mais sans le heaume pour être reconnu parmi la foule. Il se dirige vers le Capitole de Rome – le vicaire du pape à ses côtés – renvoyant ainsi le soutien de l’Église à la populace. Parmi eux, et à la suite de son appel pour mettre en place le ‘bon état’, des citoyens de tous bords se pressent à côté de lui. Au fil du chemin, des clameurs s’élèvent dans le cortège jusqu’au Capitole. Abrupt mais efficace, l’ancien dépenaillé obtient les clés du pouvoir sans verser une seule goute de sang.
Lois de Rienzo
Très vite, des règles et de nouvelles lois furent promulguées. Les affaires courantes se poursuivant, il met en place une justice expéditive : les délateurs sans preuve sont condamnés et les procès terminés dans un délai de 15 jours. L’enthousiasme levé permit à Rienzo d’obtenir les sacro-saints droits régaliens (droit de battre monnaie, etc) mais aussi, dans les faits, une main-mise purement dictatoriale. S’il se targue d’avoir obtenu le pouvoir sans pour autant avoir mis Rome à feu et à sang, il se contente humblement du titre de “rector”. Son humilité était-elle feinte ? Nous verrons que quelques mois après seulement, sa confiance se transformera en infatuation.
Rassemblés à Cornetto, les barons en furent stupéfaits. L’un de ces plus éminents représentants, Stefano Colonna, revint à Rome pour tenter de calmer la situation. Imbu de sa personne et de ses privilèges de longue date, il tenta de montrer sa superbe sur la place San Marcello. Sans être impressionné, Rienzo fit sonner les cloches et le baron fut littéralement assailli. Croyant faire peur au nouveau maître des lieux, il permit – au contraire – d’activer ses réformes. Sous la menace encore tangible des barons, Rienzo fit rassembler les citoyens en “parlement” pour ratifier ses directives. Ces derniers le nommèrent “tribun et libérateur du peuple”. Un conseil fut nommé devant lequel il devait théoriquement rendre des comptes.
Stefano Colonna, une fois convoqué, ne put ne pas remarquer les tribulations du tribun et l’excitation suscité autour de sa personne. Lui et d’autres barons devront prêter serment d’accepter cet état de fait. En autres, Rainaldo Orsino et Francesco Savello, des marchands et la plupart des citoyens suivront cet exemple. Si Rienzo n’est pas tendre avec ceux qui se permettent de défier les nouvelles règles en vigueur, il met aussi en place des mesures d’amnistie, notamment pour des Romains bannis anciennement. Jouant sur les deux tableaux, l’instauration d’un tribunal de paix est concomitante avec la généralisation de la loi du Talion (réciprocité du crime et de la peine) et la défense de porter une arme.
De chair et d’os
Rapide fut la montée au sommet, au point où tout semblait accessible au nouveau tribun. Le faste déployé n’en était que plus perceptible : les hérauts prévenaient la venue de Rienzo, celui qui – de par sa seule volonté – débarrassa les barons de Rome. Des cavaliers étincelants à la tête du cortège, des musiciens aux tambours bruyants et des crieurs publics s’amoncelaient ; la clameur des gens de la rue en donnait un écho saisissant. Pour bien faire, de la menue monnaie était jetée au commun. Au centre du dispositif, Rienzo s’annonçait en triomphateur sur un cheval de haute taille. Il portait de riches vêtements colorés à moitié de velours et de petit-gris (fourrure rare et prisé). Des murs de la ville furent abattus afin de laisser passer l’impressionnant défilé.
Sa frugalité se dissipa vite pour faire place à la bonne chère et des festins somptueux firent place à lui et ses courtisans, bien souvent de vils flatteurs. Si ce comportait étonnant, si ce n’est embêtait, certains de ceux qui l’avaient soutenu, il n’en demeurait pas moins véloce à mettre en place les réformes longtemps promises : des privilèges réservés aux nobles furent abolis et les maisonnées princières des barons piétinées.
Une épine au pied subsistait : Giovanni di Vico. Le baron impétueux et cruel avait gardé une bonne assise de sa situation et de la population environnante. Après avoir organisé un semblant d’armée avec les habitants de ville, Rienzo dût se résoudre à choisir parmi ses anciens ennemis, les barons, afin de commander les troupes. Et bien plus tard, quand il ne put trouver un baron sous la main, un mercenaire fera office de “commandant” militaire. Le siège de la ville de Vetralla mit finalement fin aux agissements du baron di Vico pour le moment. Sa soumission fut un signal d’alarme pour les autres gus récalcitrants : Les seigneurs d’Alagna, d’Orvieto de Ceri, de Monticelli, de Vitorchiano, de Porto et d’autres reconnurent la suzeraineté de Rome. D’autres villes de la Campanie suivirent avec empressement l’exemple.
Des missives arrivèrent de toute l’Italie pour accueillir le renouveau romain, l’empereur d’Allemagne Louis de Bavière demanda à Rienzo d’intercéder en sa faveur auprès du pape Clément VII, craignant qu’il ne meure sans avoir fait la paix avec l’Église. Jean V Paléologue de l’Empire romain d’Orient entretint avec lui de bonnes relations. Traité d’égal à égal parmi les souverains de son temps, toutes les portes lui semblaient acquises. Pourtant les victoires de Rienzo montrèrent également ses limites : il n’avait pas l’assurance d’un Médicis et encore moins la finesse diplomatique d’un Machiavel… Tolle moras, semper nocuit differre paratis, aurait dit Lucain (1).
La Chute
Cola di Rienzo était versé dans la religion, autant dans son quotidien que dans les choix politiques, si bien qu’on pensait voir dans sa prise de pouvoir un élan, voire une révolution dite mystique dans son approche. Pour cela, il accordait grand intérêt à ce que ses directives soient ratifiées par Avignon. En retour, l’Église désigna sobrement Raimond et Rienzo “Rectores”, chefs du peuple. Mais le 15 août, l’idylle se fendilla le jour de l’Assomption qui était, en Italie et notamment à Rome, une des principales fêtes célébrées au cours de l’année. Participant à la cérémonie, il félicita rois et empereurs et dans une ardeur égocentrique, il se compara lui-même à Jésus Christ.
Le fils d’un aubergiste porté à la tête de la Cité éternelle allait connaître les affres d’une série consécutive de maladresse. Si ses propos avaient scandalisés le moine fra Guilielmo, la fougue se transforma en tiédeur parmi la population romaine. Le comte de Fondi porta la première estocade en refusant obstinément de prêter allégeance au nouveau maître des lieux. Bien que la révolte organisée n’aboutit pas, le tribun eut la candeur de restituer les possessions (dont les châteaux) à plusieurs barons qui les avaient aidés à repousser les attaques du comte de Fondi. A l’instigation des Colonna, les Orsini, les Savelli et les Annibaldeschi s’organisèrent secrètement ensemble, oubliant un instant leurs rivalités, pour chasser Rienzo.
Une nouvelle erreur se produisit le 15 septembre quand ils furent tous invités par Rienzo à un banquet, c’est alors le vieux Stefano Colonna ne put résister à s’opposer ouvertement à lui. Emprisonnés un par un, Rienzo avait l’occasion unique de se débarrasser une fois pour toute dans ce dernier acte d’autorité. Mais il céda. Peu avant l’exécution proclamée pour neuf heures du matin – et sur proposition la veille de citoyens venus en hâte pour implorer sa clémence -, Rienzo crut bon de gracier les adversaires à ses pieds, alors que le gibet avait été dûment préparé. Sous un nouveau serment de fidélité, ces derniers demeurèrent interdits devant un tel retournement de situation et, finalement, retournèrent dans leurs châteaux respectifs.
L’autorité d’Avignon où siégeait le pape dut lui aussi restreindre l’ambition de Rienzo et fit désormais tout pour le faire tomber. Quelle en était la raison ? Mesures portant atteintes à certains prélats, titres honorifiques confisqués, expéditions militaires décidées à l’emporte-pièce, négociation avec le rois Louis et la reine Jeanne, à l’empereur et surtout aux électeurs… c’en était trop pour les cardinaux. Ainsi, les soutiens du tribun diminuèrent comme neige au soleil, si bien qu’il ne resta plus que Pétrarque à la cour de Clément VI pour ne pas le contester.
Cloisonné dans ses certitudes, Rienzo ne put ou ne voulut pas voir la fronde qui s’organiserait férocement à sa porte. Dès le mois d’octobre de la même année, des révoltes éclatèrent un peu partout. Les Gaetani avaient repris les armes ainsi que les Orsini, et Rienzo amassa une petite armée pour se porter lui aussi à l’offensive, en vain. Après des exactions cruelles portées de part et d’autre, le légat du pape, nommé Bertrand, attisa lui le feu contre Rienzo. Le 9 novembre, les incertitudes s’accumulèrent : incapable de renverser ses adversaires, les alliés florentins absents, la disette, le manque de vivres pour ses troupes et des bandes armées incapables de juguler aux environs de Rome.
Levant le siège de Marino, Rienzo revint abattu à Rome. Toutefois, le 20 novembre 1347, à la porta Tiburtina, le tribun remporta une victoire contre les barons, et nombre d’entre eux succombèrent, notamment une bonne partie de la famille Colonna. Ceint de la couronne tribunitienne, Rienzo parada après une victoire quasi inespérée. Pourtant, trois semaines après cet éclatant succès, Cola di Rienzo fuyait Rome. Devenu paranoïaque et désormais en surpoids, le tribun devait faire face à une population indifférente, sans compter les frais immenses à régler auprès de mercenaires voraces. Comme un podestat accaparé par le besoin de rester au pouvoir, il voulu s’accoquiner de nouveau l’Église avec l’élection de trente-neuf conseillers – sur conseil de l’évêque d’Orvietto. Peine perdue une nouvelle fois quand, le 10 décembre, il présenta publiquement ses excuses au pape Clément VI. La rupture est totale.
La fin du règne arrive au mois de décembre : incapable de sommer les barons redevenus récalcitrants à se montrer devant lui, plusieurs de ses hommes désertent. Et devant l’absence prononcé du peuple qui ne tient plus à se manifester pour le soutenir, Rienzo perd désormais toute contenance. Craignant une révolution de palais, il finit par descendre seul le Capitole à cheval pour quémander l’hospitalité aux Orsinis au château Saint-Ange.
Mort et héritage
Le 15 décembre 1347, une émeute contraint celui qui aspire à se faire élire empereur à abandonner ses fonctions, le poussant à fuir Rome. S’ensuivent six années d’errance, difficiles à suivre en raison du chaos provoqué par la Grande Peste qui ravage l’Europe. Il trouve refuge chez les Fraticelles, une branche des Franciscains établie dans les Abruzzes, où il se persuade d’être un prophète. On le retrouve plus tard à Prague, auprès de l’empereur Charles IV, qu’il tente sans succès de rallier à un projet ambitieux : restaurer l’empire universel dans la tradition de l’Empire romain et conquérir l’Italie. L’empereur, agacé, le fait arrêter et le livre à Clément VI, qui meurt avant d’avoir pu le punir.
Avec l’accession du nouveau pape Innocent VI, qui cherche à utiliser l’influence de Cola pour reprendre le contrôle de Rome, il fait un retour triomphal en août 1354 et se fait élire sénateur. Toutefois, son charisme ne suffit pas à compenser une gouvernance marquée par l’arbitraire et l’incohérence, ce qui le fait bientôt passer aux yeux du peuple pour un tyran (« alors le tribun commença à se faire haïr », écrit l’Anonyme romain). À l’automne 1354, une rébellion, fomentée par la famille Colonna, précipite sa chute. Le Capitole est pris d’assaut par ses ennemis, ravagé par le feu et le sang. Capturé alors qu’il tentait de fuir, il est assassiné. Son corps est mutilé et brûlé le 8 octobre, trois jours après sa mort, et ses cendres sont jetées dans le Tibre. Le cardinal Albornoz prend alors le contrôle de la situation et entreprend la reconquête de la ville.
Que reste-il de cette comète qu’est Cola di Rienzo ?
Cola di Rienzo, figure complexe et charismatique, a laissé une empreinte ambiguë dans la mémoire collective. Héros pour certains, tyran pour d’autres, son destin tragique a nourri des récits contradictoires et fasciné des générations de penseurs, d’écrivains et d’historiens. Ce tribun de la République romaine, emporté par ses ambitions et ses rêves de grandeur, a incarné à la fois l’espoir et le désenchantement politique, un symbole d’idéal brisé qui a marqué l’histoire de l’Italie et bien au-delà.
Cola di Rienzo, au milieu du XIVe siècle, tente de redonner à Rome la splendeur de l’Empire romain, prônant une restauration de l’universalité impériale et une refonte de la justice sociale. Son projet, porté par une rhétorique enflammée et une volonté messianique, trouve écho dans une société romaine éreintée par les abus des grandes familles nobles et les divisions internes. Cependant, l’échec de ses réformes et son incapacité à maintenir l’équilibre entre ses aspirations politiques et la réalité du pouvoir conduisent à sa chute. Pourtant, ce qui advient de lui dans la mémoire collective dépasse de loin sa vie mouvementée.
Dès après sa mort, la figure de Cola di Rienzo devient un sujet de récupération idéologique. Les républicains et les humanistes de la Renaissance, fascinés par son rêve de redonner à Rome son éclat perdu, voient en lui un précurseur de leurs idéaux.
Au XIXe siècle, Cola di Rienzo est récupéré par le mouvement nationaliste italien qui, en quête d’une figure héroïque, en fait un symbole de l’unité italienne. Dans une Italie fragmentée et soumise aux puissances étrangères, son combat pour l’indépendance de Rome devient une métaphore puissante pour le Risorgimento. La figure de Cola est redécouverte et réinterprétée sous un prisme nouveau, celui d’un précurseur du patriotisme moderne, un visionnaire ayant tenté de libérer sa patrie des chaînes de la division et de la corruption.
Dans son drame Rienzi, le dernier des tribuns, Richard Wagner illustre cette fascination romantique pour le tribun. Héros tragique, à la fois victime de son époque et de ses rêves démesurés, il incarne ainsi la figure prophétique ; un homme investi d’une mission quasi divine, dont l’échec annonce la tragédie inévitable des idéaux trop purs dans un monde corrompu. Rienzi devient ainsi un archétype du héros déchu, celui qui, malgré sa vision et son éloquence, est broyé par les forces de l’histoire.
Politiquement, le legs de Cola di Rienzo réside dans cette idée persistante d’une Rome libre et restaurée, une idée qui transcende les siècles et inspire les mouvements de libération. Son discours sur la justice sociale, bien que perverti par la réalité de son règne, résonne avec les luttes populaires contre l’aristocratie oppressante. Même son échec, en fin de compte, devient une leçon pour ceux qui tenteront plus tard de réformer Rome ou de forger une nation : la nécessité de concilier idéalisme et pragmatisme, vision et réalités politiques.
Cola di Rienzo demeure une figure controversée, oscillant entre le rêveur inspiré et le despote déchu. Son nom, porté par des siècles de réflexions et de récits, reste attaché à cette tension entre grandeur et faillibilité, entre l’idéal sublime et la chute humaine. Son parcours, inscrit dans l’imaginaire collectif, reflète la complexité de toute entreprise politique où la démesure du rêve s’oppose aux limites du pouvoir. Dans cette mémoire collective, Cola n’est ni entièrement glorifié, ni entièrement condamné : il incarne la figure tragique de celui qui, en voulant sauver Rome, en a précipité la chute
Rienzo jurant de venger la mort de son jeune frère par William Holman Hunt (1849)
Sources et références
1) “Tolle moras, semper nocuit differre paratis, aurait dit Lucain” : Chassez tous les retards ; il est toujours préjudiciable de différer, quand on est prêt (Lucain, Ier siècle apr. J.-C.).
Pour aller plus loin sur le sujet :
– L’aventure impossible de Cola di Rienzo – Rome, 1347, une révolution populaire par Monique Jallet-Huant.
– Cola di Rienzo, histoire de Rome de 1342 à 1354 par Emmanuel Rodocanachi.