« Les laïcs en Islande qui possédaient les manuscrits étaient assis dessus comme des dragons sur l’or. »
Voilà le constat amer présenté par le révérend Magnús Ólafsson au XVIIe siècle dans une correspondance avec l’érudit danois Ole Worm. Mais quel est donc ce trésor qui nous ait parvenu avec tant de difficulté ? Des manuscrits, fragments, textes littéraires et notamment les célèbres Sagas islandaises. Avant de présenter celui qui a tant œuvré pour sa conservation, définissons avant ce qu’est une “saga”. (1)
Si on prend la définition du spécialiste de la civilisation scandinave Régis Boyer, voici sa définition :
Transmettre l’héritage
Árni Magnusson était un érudit et, en quelque sorte, un chasseur de manuscrits en Islande. Versé dans le fait médiéval, il recherchait avant tout des manuscrits sur vélin. Sa mission s’inscrit, aux XVII et XVIIIe siècles, dans le sillage des érudits de toute l’Europe qui s’activaient à retrouver des manuscrits en ce début des Lumières. La recherche historique revêtait les habits d’une disciple rationnelle, libérée des intérêts politiques et des préjugés religieux.
Né le 13 novembre 1663 dans l’ouest de l’Islande, il se rend très tôt à Copenhague pour étudier à l’université et devenir par la suite secrétaire du nouvel antiquaire royal, Thomas Bartholin. A l’âge de 38 ans, il est nommé professeur d’histoire à l’Université de Copenhague. L’enfant du pays des géants y reviendra pour une période de dix ans en tant que membre d’une commission royale chargée de dresser un registre de toutes les fermes du pays. Il s’agit à la fois d’un recensement des personnes et du bétail et de vérifier si la loi et l’ordre étaient bien appliqués.
A l’échelle de l’Europe, l’Islande est une bourgade. Un pays pauvre composé de 50 000 habitants.
La vie d’Árni Magnusson a été un long périple consacré à la collection de manuscrits. Fort de quelque 2 500 pièces, il s’agit de la plus ancienne collection datant du début du XIIe siècle. Les manuscrits en vélin représentent environ un cinquième du lot. Notons tout de même qu’une majeure partie de la collection se compose de manuscrits post-médiévaux qu’il s’est procuré et/ou a payé des scribes pour qu’ils les écrivent. Les manuscrits contenant des textes des célèbres sagas familiales islandaises sont au nombre d’environ deux cents dans sa collection.
En Islande, des érudits de Danemark et de Suède ont commencé à étudier les textes islandais médiévaux avec l’aide d’étudiants et de voyageurs islandais. La plupart d’entre eux appartenaient en tant que trésors familiaux à des familles riches. Le révérend Magnús Ólafsson disait en 1632 que les laïcs en Islande possédant les manuscrits « étaient assis dessus comme des dragons sur l’or ». Le premier collectionneur qui a réussi à les collationner a été Brynjólfur Sveinsson, qui devint évêque de Skálholt en 1639. En 1656, l’évêque Brynjólfur envoya des manuscrits extrêmement importants au roi Frederik III du Danemark, espérant qu’il ferait publier et traduire les textes en latin. Parmi ces manuscrits figurait le célèbre Flateyjarbók, contenant des sagas de rois norvégiens, écrit en 1387-1394. En 1662, le roi envoya le savant islandais Þormóður Torfason en Islande afin de recueillir des manuscrits et l’évêque Brynjólfur, encore une fois.
La diffusion de ces textes médiévaux ont été diffusés postérieurement dans la classe supérieure éduquée et à certains riches agriculteurs. A posteriori, des traductions latines ont été publiées en Suède et au Danemark dans les années 1660 et en Islande en 1688.
Thomas Bartholin l’engagea comme son assistant à l’été 1684. Les mois suivants ont été passés à parcourir des manuscrits de qualité inégale, et Árni a pris des centaines d’extraits de sagas familiales islandaises et de sagas de rois norvégiens et danois. Dès le début, Árni avait donc une connaissance détaillée et étendue de la littérature islandaise médiévale. Sa méthode de transcription était traditionnelle, c’est-à-dire peu exacte. Il a écrit en utilisant sa propre orthographe et a copié à partir de tous les manuscrits disponibles, la plupart assez récents et de qualité variable. Thomas Bartholin, lui, ne connaissait que très peu la littérature médiévale islandaise.
Cette même année, Jón Eggertsson apporta en Suède de nombreux et précieux manuscrits islandais. La rivalité entre Suédois et Danois était grande au cours de ces années, entraînant des guerres intermittentes, et les deux parties revendiquaient des origines plus anciennes et plus glorieuses que l’autre et utilisaient des textes islandais pour étayer leurs revendications.
Bartholin suggéra rapidement qu’il devrait y avoir un monopole danois sur la collecte des manuscrits en Islande et écrivit au roi le 4 avril 1685 que « puisqu’il est connu que nos voisins ont obtenu d’Islande un grand nombre de beaux manuscrits qu’ils publient en version imprimée nous causant ainsi le plus grand préjudice, je supplie très humblement Votre Majesté Royale d’ordonner à votre trésorier en Islande, Christofer Heidemann, qu’il ne se contente pas d’interdire et de veiller à ce qu’aucune histoire ou document écrit ne soit vendu hors du pays à des étrangers, mais aussi qu’il rassemble tous les manuscrits qu’il peut se procurer et les envoie à Copenhague. » (2)
Arni Magnusson fut ainsi envoyé en Islande sur fond de rivalité entre les deux pays. Árni et Heidemann, se rendirent en Islande au printemps 1685 dans le but explicite de collecter des manuscrits. Árni est revenu à Copenhague un an plus tard mais n’a guère apporté d’intérêt à Bartholin, qui a été clairement déçu. Trop désœuvré pour voyager, Árni ne pouvait pas parcourir de fond en comble l’Islande et il était trop jeune pour avoir les relations nécessaires. Cependant, pour sa propre bibliothèque, il a obtenu de sa famille et de ses amis trois vénérables manuscrits du XIVe siècle du livre de lois Jónsbók de 1281. Ce fut son premier contact sérieux avec les manuscrits sur vélin, et à en juger par les progrès incroyables de ses méthodes de travail au cours des années suivantes.
En mai 1694, l’assemblée des professeurs de l’Université de Copenhague décide de l’envoyer pour une période de deux ans et demi en Allemagne, dans la ville de Stettin à Pommern (aujourd’hui en Pologne). Le voyage a dû être un soulagement pour Árni, qui avait à peine assez d’argent pour subvenir à ses besoins à Copenhague. En août, il dépose ses guêtres à Leipzig, un centre d’érudition pour l’époque et la plus grande foire des livres.
Parmi les manuscrits à sa disposition, il s’intéressait principalement aux chroniques et autres ouvrages historiques médiévaux d’une part et aux vies de saints d’autre part. Il se plaisait même à lire des chroniques sur des événements antérieurs à la naissance du Christ et nota que l’un des manuscrits était magnifiquement écrit.
Árni lui-même voulu posséder des livres pour sa collection personnelle et il en a acheté des centaines, principalement des livres récents disponibles dans les librairies. Mais tout ne pouvait pas être acheté et Árni n’avait pas beaucoup d’argent. À la bibliothèque de l’université de Leipzig, il a lu ou du moins feuilleté des milliers de livres, dressé des listes de titres et pris quelques notes – en de rares occasions, ajoutant ses propres commentaires.
Intrigué par les livres sur la papesse Jeanne, il était particulièrement intéressé par les œuvres historiques, les humanistes italiens attiraient son attention. Ce qui fascinait Árni dans les livres vraiment anciens, c’était le fait que beaucoup d’entre eux étaient les premières éditions imprimées d’ouvrages historiques anciens et importants concernant l’histoire médiévale de l’Europe. Il comparait les premières éditions avec les éditions plus récentes et tentait d’en vérifier l’exactitude.
Árni quitta Leipzig en septembre 1696 et aurait aimé voyager à travers la Hollande et l’Angleterre mais n’avait pas d’argent, et ses protecteurs n’étaient apparemment pas aussi intéressés à prolonger son voyage que lui. De retour à Copenhague, Árni a commencé à travailler aux Archives royales. Il n’a presque jamais utilisé aucune des connaissances qu’il avait acquises à Leipzig.
La plupart des manuscrits sur vélin avaient déjà été sortis du pays, mais Árni savait qu’il restait de nombreux manuscrits anciens à l’état fragmentaire. Il a pu en reconstituer plusieurs, rassemblant patiemment et progressivement les morceaux de différentes personnes et de différentes parties du pays. Aucun morceau de vélin ou de vieux papier n’était négligé. En outre, il les annotait, indiquait l’endroit de sa trouvaille et donnait quelques réflexions sur la valeur du texte. S’il ne pouvait pas acheter des manuscrits et des documents ou les obtenir en cadeau, il engageait de bons scribes pour les copier avec la plus grande précision et la plus grande vigilance, par exemple des milliers de documents originaux trop importants pour que leurs propriétaires s’en séparent.
Après qu’Árni se soit de nouveau installé à Copenhague, il acheta des manuscrits aux enchères et, à la mort de Þormóður Torfason en 1719, il acquit sa collection de manuscrits. De temps en temps, il recevait des paquets d’Islande, par exemple un avec trente-trois feuilles de vélin de son neveu Snorri Jónsson en 1721. La collection continuait de croître et Árni nourrissait l’espoir qu’il parviendrait à faire un catalogue avant sa mort, ce qui ne s’est pas passé.
Le travail de sa vie consistant à collecter des manuscrits aurait également pu n’aboutir à rien. Le soir du 20 octobre 1728, un incendie se déclare à Copenhague. Le feu a ravagé les lieux pendant trois jours, détruisant au moins un tiers de la ville. Árni a attendu trop longtemps et n’a pas ordonné le retrait de ses affaires de sa maison de Kannikestræde jusqu’à ce qu’il soit presque trop tard. Seules quelques dizaines de manuscrits ont été détruits, mais presque tous ses livres imprimés, ceux achetés à Leipzig et plus tard, et nombre de ses notes et papiers érudits ont été perdus dans le feu. Le même incendie a détruit la bibliothèque universitaire, dont il était le gardien, avec de nombreux précieux manuscrits islandais, norvégiens et danois sur vélin.
Árni mourut quatorze mois plus tard, le 7 janvier 1730, après avoir légué sa collection à l’Université de Copenhague la veille.
Notes
1. Le collectionneur Árni Magnusson n’a pas spécifiquement trouvé à lui seul les Sagas, il s’inscrit dans une mouvance propre à son époque, tenons-le pour dit.
2. Le Danemark est en déclin culturel si on en croit Robert Molesworth, homme politique de son temps et député du comté de Dublin : « Le Danemark a autrefois produit des hommes très savants, comme le célèbre mathématicien Tycho Brahe, Erasmus Bartholin pour la physique et l’anatomie, Borichius, qui est mort dernièrement […] Mais à l’heure actuelle, l’apprentissage est à un très bas niveau. Il n’y a qu’une seule université, qui est à Copenhague, et cela signifie assez à tous égards ; ni le bâtiment ni les revenus n’étant comparables à ceux du pire de nos collèges. »
Pour en savoir plus
Un collectionneur de manuscrits médiévaux du début de l’époque moderne, de Már Jonsson, professeur à l’Université d’Islande.
L’Islande médiévale, Régis Boyer.
Sagas légendaires islandaises. Textes traduits et présentés par Régis Boyer et Jean Renaud
Illustrations en N&B : Atlas du voyage en Islande, de Gauthier de Lapeyronie : https://c.bnf.fr/ILd (BNF/Gallica)