Au XVIIe siècle, les deux tiers de l’ensemble du cuivre en Europe provenaient de la grande montagne de Falun, véritable coffre à trésor de la Suède. En lieu et place de pièces d’or et d’argent, la Suède a tiré du profit du cuivre. Néanmoins, pour qu’une pièce de cuivre ait autant de valeur qu’une pièce d’or, il fallait qu’elle soit plus large et plus lourde, car ce métal n’est pas aussi précieux et encore moins inaltérable que l’or. De fait, les corpulentes pièces suédoises étaient difficiles à transporter.
Pour palier à ce problème, le commerçant d’origine lettonne Johan Palmstruch va mettre au point le premier billet de banque européen pour les remplacer. Ironiquement, il sera aussi à l’origine d’une des premières paniques bancaires de l’histoire.
Nécessité et pragmatisme
Le papier-monnaie n’est pourtant pas né en Europe. Invention chinoise usitée dès le IXe siècle, il faudra attendre plusieurs siècles que les pays européens y trouvent un intérêt fécond. Différent de la “nota di banco” utilisée au bas Moyen Âge, le billet de banque consiste à émettre un reçu écrit aux personnes déposant de l’or ou tout autre métal précieux.
L’utilisation des plaques de cuivre comme moyen de paiement est a minima étonnante : pourquoi en est-on arrivé là ? Il s’agit, à vrai dire, d’une particularité suédoise. Au début du XVIIe siècle, une absence criante de monnaie se faisait drastiquement sentir en Suède. Cela était principalement dû au manque de mines d’argent dans le pays. Le cuivre était beaucoup plus abondant et donc assez bon marché. La décision a été prise de fabriquer des pièces en cuivre au lieu d’argent. Ainsi, davantage de pièces pourraient être frappées pour répondre aux besoins de l’économie. Les pièces de cuivre devaient être très grandes et in fine volumineuses pour égaler les pièces d’argent en valeur.
Cette pratique consommait une grande partie du cuivre produit dans les mines suédoises. Mais en maintenant le métal au sein du pays, cela gonflait de facto le prix du cuivre sur le marché international, car la Suède en était alors un important producteur. Le plan a fonctionné comme prévu jusqu’à une certaine limite de l’offre et de la demande. À ce stade, rien n’empêchait bien entendu les commerçants de vendre les pièces de cuivre comme s’il s’agissait de simples lingots de cuivre, chaque fois que leur valeur réelle dépassait la valeur nominale. Les riches suédois ont été confrontés à un problème épineux : trouver un lieu de stockage et de transport pour toutes leurs énormes pièces de monnaie.
Un Letton au pays du cuivre
Pour mieux situer la difficulté : en 1656, une pièce de cuivre, équivalant à 10 dalers d’argent (130 dollars américains en valeur moderne), pesait 20 kg.
Et comme il n’y a pas de fumée sans feu, le recours au Kopparplätmynt (plaque de cuivre) avait atteint ses limites avec une forte dévaluation, et ce à la suite de la guerre de Trente Ans (1618-1648) et des conflits avec la Pologne et le Danemark. Dans les faits, la Suède du milieu du XVIIe siècle était endetté jusqu’au cou. C’est là qu’intervient Johan Palmstruch, un marchand quelque peu roublard qui a entraperçu une occasion en or. Le défi étant de trouver une meilleure alternative à ces briques de cuivre utilisés comme mode de paiement depuis 1644. Très fluctuant, le daler/thaler (la monnaie suédoise) était alors indexé sur l’étalon-cuivre.
Johan Palmstruch n’est pourtant pas Suédois ; né à Riga, il s’appelait Wittmacher avant d’être anobli en 1651. Originaire d’une famille de marchands flamands en Lettonie, il va très tôt se familiariser avec le système bancaire hollandais de sa ville natale, non sans difficulté ni mésaventure. En voyage en Suède, il y fondera la Stockholm Banco en 1656 et deviendra le premier directeur de banque de Suède. Cette dernière émettra des billets de banque en 1661 – pour une poignée d’années – jusqu’en 1666.
Banque privée qui, grâce à des dispositions gouvernementales, était davantage une institution publique (la moitié des bénéfices revenant à l’État). Son activité fut dès lors florissante. Au sein de la Stockholm Banco, on y déposait une partie des plaques de cuivre en échange de papier-monnaie. Il s’agissait surtout de “certificats de dépôt non porteur d’intérêt”, du fait de l’aspect encombrant des plaques de cuivre.
Déclin et pérennité
Cependant, en 1660, le cuivre dévalua fortement (estimé à 17%) par rapport aux dalers d’argent, et les nouvelles plaques étaient devenues moins lourdes que les anciennes. Les clients ont alors réclamé les anciennes plaques lourdes pour ainsi les revendre au prix du métal. S’il ne prenait pas garde, Palmstruch aurait pu tout perdre, car sa banque était tout simplement en manque d’actifs. Pour palier à cette catastrophe, il réclama auprès des autorités compétentes l’autorisation d’émettre des « kreditivsedlar », ou plus communément des “billets de crédit” : il s’agit, en fait, de billets en papier convertibles en monnaie soit d’or ou d’argent.
À la base, une interdiction d’émission était imposée aux personnes qui n’avaient pas de dépôt auprès de la banque. Mais dans la pratique, très rapidement, les billets étaient également délivrés à des individus qui n’avaient aucun dépôt à la banque. Les billets de Palmstruch sont ainsi devenus des documents mentionnant un montant arrondi et sans référence à un dépôt ou à un déposant. Mais l’octroi de crédits qui pouvaient dépasser les actifs de la banque n’est pas une solution sur le long terme.
Une mauvaise gestion en interne, une comptabilité approximative, des prêts accordés avec trop de complaisance ; la mixture concoctée par Johan Palmstruch ne pouvait qu’être explosive. En dissociant le daler du cuivre, la locution proverbiale de “reculer pour mieux sauter” prenait tout son sens. Des crédits concédés dépassant les actifs de la banque ainsi que des billets octroyés sans garantie donnèrent une récession économique. En 1667, la Stockholm Banco était littéralement en banqueroute. Sans ménagement, Johan Palmstruch est jeté en prison. Ce n’était pour autant pas la première fois : dès 1639, alors à Amsterdam, il se trouva sous les verrous pour insolvabilité. Peut-être d’ailleurs pour des raisons d’espionnage économique.
Johan Palmstruch meurt un an plus tard, en 1668, complètement désœuvré. Il faudra attendre 1715 pour qu’un certain John Law, Britannique de son état, offrit au duc d’Orléans ses services. En effet, la pénurie de métaux frappa fortement la France, en pleine régence de Louis XV. À son tour, il y fondera une banque, remplaçant l’or par des billets dits de crédit pour augmenter les transactions monétaires. En Belgique, il faudra attendre 1837 – sept ans après la révolution belge – pour que la Société générale puisse à son tour émettre les premiers billets libellés en francs belges.
En conclusion, la pérennisation du papier-monnaie a été longue et bien souvent, on s’y perd dans les différentes nomenclatures données. Souvent cité en exemple, les billets utilités par les Templiers au XIIe siècle différait dans son utilisation. L’Ordre des Templiers a inventé la lettre de change destinée au pèlerins qui devaient voyager en Terre sainte avec suffisamment de ressources financières pour pouvoir vivre de longs mois. Celle-ci leur permettait de récupérer à Jérusalem la somme d’argent laissée à son départ. Le pèlerin déposait des objets de valeur et y recevait un billet à ordre garantissant à la même personne (mais à personne d’autre) le même montant d’argent à son arrivée, et de fait non négociable. La particularité des billets Palmstruch était que quiconque les possédait, pas seulement celui qui avait déposé l’argent, pouvait retirer l’argent, ce qui les rendait identiques aux billets de banque modernes.
Références et sources
Illustration de l’article : kopparplätmynt (plaque de cuivre), musée de la Banque nationale de Belgique.
Plaque de cuivre de 8 dalers, maison de vente aux enchères Bukowskis.
Recto d’un billet de crédit suédois datant de 1666, musée de la Banque nationale de Belgique.
Pour aller plus loin
Banque nationale de Belgique, le premier billet de banque européen, un produit suédois https://www.nbbmuseum.be/fr/resources/le-premier-billet-de-banque-europeen-un-produit-suedois
Wiséhn I., Sweden’s Stockholm Banco and the first European Banknotes in Hewitt, V., The Banker’s Art. Studies in Paper Money, London, British Museum Press, 1995.
Musée de la ville de Gothembourg, le billet de banque https://samlingar.goteborgsstadsmuseum.se/carlotta/web/object/1085672