Affaire mystérieuse et lugubre, la bête du Gévaudan a aussi été la plus « médiatisée » de son temps, en 1764. Le fauve attaque une bergère le soir, le roi en est averti le lendemain. Pendant 15 mois, le fait divers est commenté par les gazettes presque jour après jour.
« Près de Langogne, une jeune femme qui gardait un troupeau de bovins est attaquée par un animal […] qui ressemblait à un loup mais qui n’en était pas un. »
Nous sommes en juin 1764, et déjà des premières questions se posent. La bergère, elle, s’en sort miraculeusement bien. Quelques jours plus tard, une autre bergère – de quatorze ans – n’aura pas la même chance. Égorgée, le rapprochement avec le fauve n’est pas immédiat. Mais on s’étonne que le loup ait épargné ses moutons, tout près d’elle.
En ce milieu du XVIIIe siècle, les loups sont nombreux en Gévaudan. Le comportement imprévisible des loups fait craindre le pire, et une prime de six livres – somme relativement importante – est offerte pour chaque animal tué.
Mais celui-ci est bien différent et récidive. L’affaire prend ainsi une tournure « nationale », les journaux et gazettes le qualifient comme « la Bête ».
Plusieurs témoins affirment qu’il ne s’agit pas d’un loup. On en dresse un portrait terrifiant : La Bête est plus grande, a le poil roussâtre, rayé sur le dos. Des images dessinées ou gravées (1765-1767) représentent une créature composite, empruntant différentes parties à des quadrupèdes : loup, sanglier, lion, tigre, hyène, etc.
La Bête est figurée hirsute, parfois dotée de griffes ou de cornes, voire d’un sexe mâle gigantesque. Les grandes villes du royaume et même celles des pays voisins sont interloquées par cette affaire.
Le fait divers – qui n’en est plus un – est relayé par un grand nombre de gravures anonymes diffusées sous forme d’estampes ou bien qui accompagnent des affiches et pamphlets.
Au fil des semaines, le royaume est en effervescence autour de cet événement qui continue de défier l’autorité royale : dépêché par l’intendant du Languedoc, cinquante-sept dragons du capitaine Duhamel sont nargués malgré les chasses et battues.
A la fin de l’été, on s’interroge sur cet étrange loup qui rampe dans l’obscurité, marche lentement et saute sur ses victimes avec rapidité. L’idée que la Bête soit une sorte d’homme-loup émerge tout doucement.
En fin d’année, on comptabilise 30 victimes. Pain béni pour l’Angleterre dont les sarcasmes sont les plus virulents. La Perfide Albion se gausse et souligne comment le royaume qui se prétend être « la Grande Nation » est mis en échec par un simple loup.
En fait, toute l’Europe suit avec passion cette affaire. Rien ne va plus au début de l’année 1765. Le monstre égorge et mutile un garçon de seize ans et poursuit ses attaques.
Il n’opère plus seulement en Gévaudan mais aussi en Auvergne, en Vivarais et même en Rouergue. De coquettes primes sont offertes pour sa capture.
Des chasseurs locaux réputés, les Denneval, tentent leur chance… en vain. L’année 1765 est particulièrement meurtrière : l’inquiétude est extrême et le mécontentement général. En outre, les Dragons de Duhamel sont conspués, considérés comme insupportables par les paysans.
A la fin du mois de main, le décompte macabre parait inexplicable : 122 attaques, 66 morts et 40 blessés graves.
C’en est trop pour Louis XV qui décide d’envoyer son porte-arquebuse personnel, le marquis François Antoine de Beauterme. Il lui donne les pleins pouvoirs.
Beauterme arrive à la fin du mois de juin en Gévaudan. L’homme de 65 ans, courtois et plein d’assurance, est minutieux : il prend conseil auprès des Denneval et étudie avec soin les informations collectées.
Calme et méthodique, il commence la chasse le 30 juin. Malgré son expérience, il est impossible de déloger la Bête qui continue ses exactions. C’est à ne plus rien comprendre.
Cependant, le 11 août 1765, une jeune fille parvient à blesser le loup d’un coup de baïonnette. Pour les observateurs, le sang n’est pas celui d’un loup. Beauterme réclame d’urgence des renforts de Versailles, des hommes, et des chevaux, des chiens et de l’argent.
A la surprise générale, le 29 août un loup gigantesque est tué par l’un de ses gardes. La réjouissance est de courte durée : les attaquent reprennent en octobre. En Angleterre et dans les pays germaniques, on ironise sur l’incapacité du roi. La peur s’installe partout en France.
Heureusement Beauterme finit par abattre un loup démesuré. On pense l’histoire terminée ; le roi le rappelle et acclame son héros à Versailles. Une accalmie de 3 mois permet de dissiper la tension. La trêve n’est que de courte durée : le 2 décembre, la Bête attaque de nouveau, deux jeunes vachers sont grièvement blessés dans le nord du massif de la Margeride.
Les attaques ciblent principalement les femmes. Le plus étonnant est son invulnérabilité : les coups de baïonnettes ni les balles ne semblent lui faire souffrir. Après l’interruption des gazettes, elles reprennent la couverture de l’événement vers 1766/1767. Les beaux jours incitent la noblesse locale à l’action.
Des battues sont organisées et toute la population est mobilisée. Au cours de l’une d’entre elles, le 19 juin 1767, un paysan étrange, repris de justice et passant pour le fils d’une sorcière, tue un loup colossal.
L’histoire retiendra son nom : Jean Chastel. A ses dires, une seule balle aurait suffi. Les circonstances de son exploit, au mont Mouchet, à la Sogne d’Auvers, sont nimbées de mystères.
La Bête correspond aux descriptions et pèse 53 kg. Son corps est entamé par des traces d’anciennes blessures par balles par lames. L’heureuse nouvelle est fêtée, mais Jean Chastel est dénigré et boudé par les paysans. Aucune récompense ne lui est décernée.
On lui reproche d’avoir envoyé la Bête tardivement à Versailles. Son corps décomposé incommode la cour. Quelques mois plus tard, à sa grande surprise, Jean Chastel est récompensé par le nouvel évêque de Mende. Il lui accorde une gratification de 26 livres. Il devient dès lors un bon chrétien et meurt très âgé en 1789.
En trois ans, la Bête aurait mené plus de 250 attaques sur le territoire de 64 paroisses. On décompte entre 100 et 130 tués, ainsi que 70 blessés, dont au moins deux tiers étaient de sexe féminin. Des détails pragmatiques ont néanmoins émergé parmi cette épouvante : hormis quelques cas où les animaux domestiques se confrontaient à la Bête, la grande majorité était effrayée, voire pétrifiée. L’attrait pour le sang de l’homme est un trait majeur de ces attaques.
Sa vitesse de déplacement semble erratique ou improbable : un jour elle attaque près d’un village et quelques heures plus tard elle attaque de nouveau à plus de dix lieues de là (environ 40 kilomètres). Don d’ubiquité ou anguille sous roche ? La main de l’homme derrière ces escarmouches n’est toujours pas écartée.
Plus atypique encore est le rôle tenu par Jean Chastel, le surprenant tueur de la Bête. Serait-il l’homme providentiel ou une marionnette ? Lui et son fils, Antoine, auraient peut-être été manipulés par un aristocrate local plus ou moins dégénéré, le comte Jean François Charles de Morangiès. Ce qui expliquerait son invulnérabilité est la cuirasse qu’on lui aurait fait porter pendant ces attaques.
La vérité devra encore attendre, faute de preuves concluantes. Mais le plus intéressant à décrypter est cette médiatisation d’une ampleur encore jamais vue auparavant pour un fait divers. Il dépassera le cadre du royaume pour enfanter bien des cauchemars et des dérisions dans les pays européens. N’oublions pas non plus que les attaques de loup ne sont pas rares : avant celle du Gévaudan, celle de la forêt de Benais, en Touraine (1693-1694) ou encore celle du mont du Velay (1715-1718), les affaires de bêtes enragées ont essaimé une peur féconde dans le cœur des paysans français. Le loup du Gévaudan en fut la plus effrayante et propice à bien des interrogations. Tournez cette histoire de la manière dont il vous plaira, on y trouvera toujours un autre angle pour s’en effrayer.
Sources :
Le loup, une histoire culturelle, de Michel Pastoureau
La Bête du Gévaudan, de Michel Louis
La bête du Gévaudan : MYTHES ET RÉALITÉS, de Jean-Marc Moriceau