En résumé :
Au Moyen Âge, les couleurs jouent un rôle central dans la liturgie, avec une codification progressive à partir du XIᵉ siècle, notamment sous l’influence de textes comme ceux du cardinal Lothaire et de Guillaume Durand.
Chaque couleur a une signification symbolique précise : le blanc pour la pureté, le rouge pour le sang des martyrs, le noir pour le deuil, et d’autres teintes comme le vert ou le violet pour des usages contextuels.
La codification des couleurs vise à unifier la liturgie à l’échelle de l’Occident chrétien, tout en renforçant leur interprétation théologique et symbolique.
La Réforme protestante du XVIᵉ siècle rejette cette polychromie, perçue comme une distraction mondaine et une manifestation des excès de l’Église catholique.
Les réformateurs, comme Luther et Calvin, prônent un dépouillement esthétique, éliminant la plupart des couleurs vives des temples et des ornements liturgiques, au profit de la simplicité.
Cette transition s’accompagne souvent de destructions matérielles : suppression de sculptures polychromes, recouvrement des fresques, et disparition des vitraux dans les églises protestantes.
Malgré le rejet apparent des couleurs, une reconfiguration symbolique se met en place : les protestants privilégient des espaces monochromes, où la sobriété met en avant la parole divine et la communauté, tout en maintenant une réflexion théologique sur l’usage limité des couleurs.
Les couleurs dans la liturgie occidentale
La symbolique des couleurs a été au cœur de la liturgie et de l’esthétique religieuse occidentales, jouant un rôle central dans la construction spirituelle et culturelle du monde médiéval. Bien au-delà de la simple décoration, les couleurs portaient une charge théologique profonde, traduisant l’ordre divin et structurant les rituels religieux. Le blanc, le rouge, le vert ou encore l’or n’étaient pas de simples pigments, mais des vecteurs de significations complexes, exprimant la pureté, la gloire divine, ou encore les cycles liturgiques. Cette richesse chromatique reflétait un univers où le sacré imprégnait chaque aspect de la vie quotidienne.
Au Moyen Âge, les couleurs des vêtements ne se limitaient pas à des choix esthétiques : elles étaient profondément imbriquées dans les structures sociales, les symboles religieux et les technologies textiles. Les teintures, souvent issues de sources naturelles coûteuses comme la cochenille pour le rouge ou l’indigo pour le bleu, déterminaient la qualité et la durabilité des couleurs. Les riches et puissants pouvaient s’offrir des matériaux haut de gamme tels que la soie ou le velours, qui tenaient mieux les teintures et permettaient des couleurs éclatantes, marquant ainsi leur statut.
À l’inverse, les classes modestes utilisaient des tissus comme la laine, le lin ou le chanvre, souvent teints de manière plus simple, dont les couleurs se délavaient rapidement, renforçant visuellement les distinctions sociales. Ces choix matériels et colorés portaient également une dimension symbolique : le lin naturel, par exemple, évoquait l’austérité et la pureté, tandis que les vêtements teints de pourpre ou ornés de fils d’or affichaient un pouvoir presque sacré.
Les combinaisons de couleurs, comme le rouge et le vert, ou le bleu et le rouge, étaient prisées et socialement acceptées à l’époque, même si elles peuvent sembler criardes à un regard moderne. En parallèle, les lois somptuaires imposaient des limites strictes sur les matériaux et les teintes, renforçant les hiérarchies visibles à travers les vêtements. Ces lois, les pratiques religieuses, et les innovations dans les teintures ont façonné une symbolique des couleurs qui allait bien au-delà du simple paraître, inscrivant chaque vêtement dans un réseau complexe de significations culturelles et sociales.
Cependant, cette tradition a connu un tournant radical avec la Réforme protestante, qui rejette les fastes et les ornements perçus comme des excès de l’Église catholique. Les réformateurs, désireux de revenir à une foi plus dépouillée et centrée sur l’essentiel, ont réinterprété les usages des couleurs dans un cadre symbolique plus sobre. Cette rupture avec les codes médiévaux ne signifie pas une disparition totale des couleurs, mais une transformation de leur rôle et de leur sens.
Ce article examine cette évolution historique et symbolique, depuis les fondements liturgiques et théologiques du Moyen Âge jusqu’aux reconfigurations opérées par la Réforme. En explorant les débats et les pratiques liés à la couleur, il met en lumière la manière dont ces choix esthétiques reflètent les tensions entre continuité et changement, entre tradition et renouveau, dans une Europe en pleine mutation religieuse et culturelle.
Fonction symbolique et hiérarchisation
Dès le haut Moyen Âge, les couleurs occupent une place centrale dans l’organisation de l’espace liturgique et dans la hiérarchisation symbolique des éléments sacrés. Le blanc, symbole de pureté, est associé aux anges, aux vierges, et aux fêtes comme Noël, l’Épiphanie, ou la Toussaint. À l’inverse, le rouge, évoquant le sang des martyrs, est utilisé pour les fêtes apostoliques et pour représenter le Christ lors de la Passion. Le noir, réservé aux moments de deuil ou de pénitence comme le Carême, contraste fortement avec le vert ou le violet, utilisés de manière plus contextuelle.
À partir du XIᵉ siècle, une formalisation progressive des usages liturgiques des couleurs apparaît. Le texte du cardinal Lothaire, futur pape Innocent III, marque un tournant dans cette codification. Dans son ouvrage De sacrosanctis altaribus mysterium, il établit une hiérarchie stricte des couleurs et fixe leur rôle dans le cadre liturgique, une innovation qui prend appui sur le symbolisme médiéval mais tend à dépasser les pratiques locales. À travers cette régulation, la couleur devient un véritable langage universel, unifiant le culte à l’échelle de l’Occident chrétien.
Le XIIIᵉ siècle marque l’apogée de cette normalisation avec des textes comme le Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand. Ce dernier compile les usages liturgiques en huit volumes, constituant ainsi une encyclopédie théorique des pratiques liturgiques. Si cette régulation tend à s’imposer, elle demeure toutefois en partie théorique : dans la pratique, les variations locales persistent. Par ailleurs, cette uniformisation est accompagnée d’un approfondissement symbolique, renforçant l’interprétation des couleurs dans les textes théologiques et les manuels liturgiques.
La rupture protestante : rejet de la polychromie
La Réforme protestante du XVIᵉ siècle introduit une rupture profonde dans la symbolique des couleurs. Alors que le catholicisme médiéval accorde une place prépondérante à la théâtralité et à l’esthétique, les réformateurs critiquent cette richesse visuelle, qu’ils perçoivent comme une distraction mondaine. Pour Luther, Mélanchthon, et surtout Calvin, l’ornementation des églises et des vêtements liturgiques s’oppose à l’idée de simplicité évangélique.
Calvin, par exemple, insiste sur un dépouillement total : selon lui, la liturgie doit refléter la pureté absolue de la parole divine. Le temple ne doit pas se distinguer par des ornements, mais par sa fonction de lieu de culte, exclusivement dédié à Dieu. Cette logique pousse certains réformateurs à éradiquer tout usage décoratif, y compris les couleurs. Dans cette perspective, la couleur devient suspecte, synonyme de vanité ou d’excès mondain.
Cette austérité se manifeste différemment selon les régions. À Genève, entre 1530 et 1550, l’austérité domine : les couleurs vives et les décorations sont systématiquement bannies. Cependant, dans d’autres foyers protestants comme Zurich ou certaines communautés bâloises, des débats internes sur l’usage des couleurs subsistent. Ces dissensions révèlent la complexité de la transition entre catholicisme et protestantisme dans les pratiques liturgiques.
L’impact matériel de la Réforme
La transition vers un dépouillement visuel ne se limite pas à un rejet des couleurs. Elle s’accompagne souvent de la destruction physique des éléments colorés. Les temples protestants éliminent progressivement les peintures, les sculptures polychromes, et les vitraux, privilégiant une esthétique monochrome. Cette approche ne vise pas seulement à détruire, mais aussi à reconstruire symboliquement l’espace sacré.
Luther, Zwingli, et Calvin s’opposent explicitement à la polychromie, qu’ils associent au luxe ostentatoire et à une théologie catholique perçue comme dévoyée. La couleur rouge, par exemple, est rejetée pour son association avec le sang des martyrs et les fastes de Rome, interprétés comme une expression du pouvoir temporel. De manière générale, les réformateurs insistent sur l’idée que la richesse visuelle détourne les fidèles de l’essentiel : la parole de Dieu.
Cependant, cette austérité n’est pas uniforme. Certaines communautés protestantes conservent des traces d’ornementation ou maintiennent des pratiques locales. Par exemple, à Zurich, le dépouillement est adopté de manière stricte, mais des débats subsistent à Bâle ou en Allemagne du sud, où les tensions entre pasteurs et fidèles influencent les décisions liturgiques.
Du rejet à la réinterprétation
Loin de représenter un simple abandon des couleurs, la Réforme marque une profonde reconfiguration de leur rôle dans la pratique religieuse et les espaces liturgiques. Contrairement à l’idée d’une suppression totale, les couleurs continuent d’exister dans un cadre réinterprété, plus sobre et rigoureusement symbolique. Le blanc, par exemple, conserve sa signification de pureté et de lumière divine, mais il est désormais détaché des festivités catholiques liées au calendrier liturgique pour devenir un emblème de simplicité, de clarté et de dévotion intérieure. Cette sobriété nouvelle reflète une volonté de recentrer l’expérience religieuse sur l’essentiel, sans ostentation.
La suppression des couleurs vives et des fastes liturgiques ne traduit pas un désintérêt pour l’esthétique, mais une reformulation théologique. Les réformateurs, comme Luther et Calvin, rejettent les excès et les richesses matérielles de l’Église catholique, considérées comme une corruption de la véritable foi chrétienne. Dans ce cadre, les couleurs sont rationalisées et intégrées dans une pensée spirituelle où elles doivent servir à renforcer la parole et la réflexion communautaire. Le rouge, par exemple, perd son association catholique à la Passion et au martyre pour se concentrer sur des valeurs plus austères, tandis que le noir, bien que symbolisant la pénitence, est utilisé pour marquer la gravité et la solennité des moments cultuels.
Cette réinterprétation des couleurs s’étend à l’architecture et à la décoration des lieux de culte. Les temples protestants adoptent un style épuré, dépourvu des fresques et des vitraux qui caractérisent les édifices catholiques. Cette simplification visuelle a pour but de recentrer l’attention sur la prédication et la communauté. Les ornements liturgiques, auparavant riches et variés, sont réduits à l’essentiel : leur rôle n’est plus d’éblouir, mais de souligner discrètement la centralité de la parole divine.
Ainsi, la Réforme ne supprime pas les couleurs, mais redéfinit profondément leur usage et leur signification. Elle rejette la théâtralité et le faste pour privilégier une esthétique plus sobre, en phase avec sa vision théologique. Cette reconfiguration influence durablement les pratiques religieuses et l’art sacré protestant, façonnant un nouvel équilibre entre spiritualité et esthétique, où chaque élément, même dépouillé, porte une charge symbolique.
Conclusion
La place des couleurs dans la liturgie médiévale et moderne dépasse largement une simple question esthétique : elle reflète les évolutions profondes de la pensée religieuse et des pratiques sociales. Depuis le Moyen Âge, où les couleurs portaient des significations codifiées et contribuaient à la splendeur des cérémonies, jusqu’à leur rationalisation par les réformateurs protestants, les couleurs ont toujours été le miroir d’un dialogue complexe entre foi, pouvoir et culture.
Avec la Réforme, les couleurs deviennent un terrain de débat théologique, où se joue une tension entre tradition et renouveau. Alors que l’Église catholique s’appuie sur des codes chromatiques riches pour exprimer la gloire divine et le mystère sacré, les réformateurs protestants y voient une source de distraction et d’excès. Cette opposition marque un tournant dans l’histoire symbolique des couleurs : leur rôle ne disparaît pas, mais il est radicalement réinterprété. Le blanc, la sobriété des espaces et la simplicité des ornements liturgiques traduisent une volonté de recentrer la foi sur l’essentiel, dépouillé des artifices matériels.
Cependant, la réduction des couleurs dans la liturgie protestante n’est pas un abandon de la réflexion esthétique, mais une reformulation de ses objectifs. Les couleurs continuent de porter un sens spirituel, mais dans un langage plus épuré, destiné à mettre en avant la communauté, la parole divine et la piété personnelle. Ce processus illustre une mutation profonde : la couleur, autrefois un outil de glorification divine, devient un symbole de clarté et de rigueur.
Enfin, l’histoire des couleurs religieuses met en lumière l’interaction dynamique entre pratiques culturelles, théologie et histoire sociale. Elle montre comment les éléments les plus visibles et matériels d’un culte — ici les couleurs — peuvent devenir des marqueurs des transformations religieuses et identitaires. De la richesse polychrome des cathédrales médiévales à la sobriété des temples réformés, les couleurs continuent de raconter les tensions et les aspirations d’un monde en quête de sens et d’harmonie.
Pour en savoir plus
Michel Pastoureau
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