Métisse au XIXe siècle
Kusumoto Ine (1827-1903), née d’un père allemand et d’une mère japonaise, a marqué l’histoire en devenant la première femme à pratiquer la médecine occidentale au Japon. Son père, Philipp Franz von Siebold, exerçait sur l’île de Dejima, alors seule enclave ouverte aux étrangers. Toutefois, après la mise en place de la politique d’isolement du Japon, Ine se retrouva coupée du monde extérieur, en proie à des difficultés immenses et des drames, dont un viol.
Choc des cultures
“En général, ils connaissent la justice et les règles des relations entre seigneurs et sujets, mais parmi eux il y en a qui ignorent complètement les lois de l’étiquette.”
Ces propos sur les étrangers hirsutes et rougeauds sont rapportés par le bonze Nampo Bushi. Que le chemin fut long pour en arriver à une compréhension presque mutuelle. Cela n’empêchera toutefois pas la rupture entre l’Occident et le pays du soleil levant.
Au XVIIe siècle, sous la domination des shoguns Tokugawa, le Japon adopte une politique de fermeture volontaire, connue sous le nom de sakoku. Ce repli national vise à protéger le pays des influences extérieures, en particulier du christianisme.
En effet, au siècle précédent, le Japon s’était ouvert au commerce avec l’Occident. Les missionnaires portugais et espagnols avaient alors converti de nombreux Japonais au christianisme, suscitant la méfiance des shoguns, qui redoutaient que cette nouvelle religion ne bouleverse l’ordre social et politique.
En 1614, les Tokugawa instaurent des restrictions drastiques. Ils expulsent missionnaires et chrétiens, interdisent aux Japonais de voyager à l’étranger et limitent les échanges commerciaux avec les étrangers à la seule ville de Nagasaki, sous strict contrôle gouvernemental.
Cet isolement aura des répercussions profondes : il coupe le Japon des avancées technologiques et des idées venues de l’extérieur, tout en affaiblissant progressivement le shogunat, qui sera finalement renversé en 1868. Nous n’y sommes pas encore, car il reste en attendant une enclave unique qui permet encore une communication bien alambiquée : l’île de Dejima.
L'enclave de Dejima
Philipp Franz von Siebold, médecin et naturaliste allemand, arrive à Nagasaki le 5 août 1823, où il est accueilli par Jan Cock Blomhoff, directeur de la manufacture hollandaise. Il s’installe sur l’île de Dejima, le seul lieu au Japon où les étrangers sont autorisés à résider.
Grâce à des recommandations de notables japonais et avec l’approbation du shogunat, Siebold reçoit la permission d’enseigner la médecine et l’histoire naturelle à des étudiants japonais. Il fonde alors une école à Narutaki, où il forme cinquante élèves sélectionnés par le shogun.
Durant son séjour, Siebold collecte un grand nombre de spécimens rares de plantes et d’animaux, aidé par des naturalistes japonais. Il installe également une petite serre et un jardin botanique à Dejima.
Les rangaku-sha, Japonais fascinés par la culture occidentale, continuent à étudier avec enthousiasme sous la direction de Siebold. Ils apprennent le néerlandais, assistent à ses cours et, en échange de ses soins médicaux, lui offrent souvent des objets précieux, ce qui lui permet de circuler plus librement que la plupart des étrangers hors de Dejima. On peut s’imaginer des scènes hautes en couleur de la vie quotidienne des Hollandais grâce aux Bankan–Zu (“Peintures des maisons des barbares”).
Quelques mois après son arrivée, Siebold entame une relation avec Kusumoto Otaki, une jeune fille de 16 ans placée à son service. Cette oranda-yuki yûjo, prostituée japonaise au service des étrangers, devient sa compagne, une relation controversée mais qui permet à Siebold d’approfondir sa compréhension de la culture japonaise
Issue de deux mondes
Ine Kusumoto voit le jour en 1826 à Nagasaki, fruit de l’union entre Philipp Franz von Siebold, médecin et naturaliste allemand, et Kusumoto Otaki, une prostituée japonaise travaillant au service des étrangers.
Elle passe son enfance à Dejima, l’île artificielle réservée aux résidents étrangers au Japon. Son père lui transmet dès son plus jeune âge des connaissances en sciences et en culture occidentales.
En 1828, von Siebold est rappelé à Batavia, alors capitale des Indes néerlandaises, et prévoit de partir le 17 septembre avec une cargaison d’animaux et de plantes rares. Cependant, un typhon frappe la veille du départ, endommageant plusieurs navires dans le port de Nagasaki. Les autorités japonaises, en inspectant les dégâts, découvrent dans les effets personnels de von Siebold des documents interdits à l’exportation : cartes et croquis de l’archipel japonais.
L’incident prend rapidement une ampleur dramatique. Von Siebold est accusé d’espionnage, soupçonné de travailler pour la Russie. Takahashi Kageyasu, l’astronome de la cour qui lui avait fourni les cartes, est arrêté, tout comme 55 autres personnes, et meurt en détention quelques mois plus tard.
Arrêté à son tour en janvier 1829, von Siebold est condamné à l’exil et forcé de quitter le Japon, laissant derrière lui sa compagne et sa fille.
Avant son départ, il confie Ine à la garde de plusieurs de ses disciples, parmi lesquels Ishii Sôken, Ninomiya Keisaku et Murata Zoroku, tout en s’assurant de pourvoir à ses besoins.
Le 3 janvier 1830, von Siebold quitte définitivement le Japon pour Batavia, puis s’embarque pour l’Europe le 15 mars avec sa précieuse collection d’espèces végétales et animales.
Ine reste au Japon, élevée par ses tuteurs qui lui enseignent la langue néerlandaise ainsi que les bases de la culture occidentale.
Lost in translation
Ine, a parfois utilisé le prénom Itoku et le nom Shiimoto, en reprenant l’initiale de son père. Vers la fin de sa vie, elle adopte le nom de sa mère, Kusumoto. Elle n’a jamais porté le nom de von Siebold, revendiquant toujours son identité japonaise.
Bien que les écrits à son sujet soient rares et que le récit romancé de Yoshimura Akira ait influencé sa légende, il est possible de reconstituer sa vie grâce aux recherches historiques de la Société japonaise des femmes médecins (Nihon Joikai) et aux archives du Musée mémorial Siebold à Nagasaki.
Son enfance, peu documentée, semble avoir été marquée par la disparition précoce de sa mère, Otaki. Ine a cependant quitté sa mère assez jeune, probablement autour de 14 ou 15 ans.
D’après la correspondance de von Siebold conservée à l’Université de la Ruhr à Bochum, une lettre accompagnait l’envoi d’une grammaire néerlandaise destinée à Ine “pour l’encourager à apprendre cette langue”.
Ce colis date de 1832, alors qu’elle n’avait que cinq ans. Néanmoins, il est établi qu’Ishii Sôken, l’un des élèves de son père, alors âgé de 36 ans, supervisait son éducation.
Le long périple
Aucune femme au Japon n’avait auparavant osé entreprendre des études médicales, qu’elles soient traditionnelles ou occidentales. La profession de médecin était strictement réservée aux hommes, tandis que les sages-femmes, qu’elles soient traditionnelles (kyû-sanba) ou formées à l’occidentale (sanba-menkyo), étaient exclues des actes chirurgicaux, comme les césariennes. En 1868, une loi leur retira également le droit de pratiquer des avortements.
Ine, grâce à son statut de hafu (autrement dit une métisse) et à la protection des amis de son père, put discrètement se lancer dans la médecine en assistant les rangaku-sha, des Japonais passionnés par la culture occidentale. Tout au long de sa vie, elle montra une détermination sans faille pour ses études malgré les nombreux obstacles. Une volonté qui n’aurait pas déplu à Florence Nightingale.
À l’âge de 24 ans, Ine a tragiquement été violée par son mentor, Ishii Sōken, un événement qui a profondément marqué sa vie. Elle a choisi de garder l’enfant issu de cette agression, une fille qu’elle nomma Tada. Soutenue par sa mère, Ine a élevé sa fille seule tout en poursuivant ses études médicales.
Au début de l’ère Meiji, elle fut une pionnière sans reconnaissance officielle. En 1874, un décret imposa un contrôle étatique des compétences en médecine occidentale, ouvrant ainsi la voie à la génération suivante de femmes médecins, comme Ogino Ginko, première femme à obtenir un diplôme en médecine en 1882.
Sans titre officiel, Ine, à 57 ans, écrivit au chef de service de Nagasaki pour demander une reconnaissance non comme médecin, mais comme sage-femme, joignant une recommandation et un précieux curriculum vitae. Ce document permit à Ellen Nakamura de publier la première biographie complète de Kusumoto Ine en 2008.
Sources et références