Du Grand Tour au tourisme
Du Grand Tour au tourisme

Du Grand Tour au tourisme

Du Grand Tour au tourisme

En 1858, Edward Whymper prend la résolution audacieuse de gravir le majestueux mont Cervin, cette emblématique montagne suisse.

Un villageois, visiblement perplexe face à cette entreprise, lui lance avec une pointe d’ironie s’il est “un monsieur qui cherche des oiseaux”. Qu’est-ce qui pousse un homme à braver ainsi les périls pour satisfaire un simple plaisir, admirer un panorama sublime ou accomplir un exploit qui semble, à l’époque, si extravagant ? L’idée même de pratiquer le tourisme en montagne, à cette époque, était considérée comme une notion quelque peu saugrenue.

Le concept de tourisme, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’a émergé que tardivement. Le mot lui-même, un anglicisme, a été introduit par Stendhal dans son œuvre Mémoires d’un touriste, publiée en 1838.

À l’époque, l’utilisation d’un terme anglais suscitait déjà la controverse. Ce livre, qui relate un voyage à travers la France, constitue une véritable nouveauté, car le modèle traditionnel se concentrait sur l’Italie.

Au cours des premiers balbutiements du tourisme, les émotions recherchées par les aventuriers, inspirés par l’enthousiasme des Anglais, se trouvaient principalement dans les paysages enchanteurs de l’Italie.

Edward Whymper. Photographie : English Heritage

Que recherchait-on ?

L’émotion suscitée par un paysage ou une œuvre d’art trouve ses racines dans la poétique des ruines, magnifiquement élaborée par les Romantiques. Auparavant, les aristocrates fortunés se contentaient de parcourir les cabinets de curiosités, puis s’orientèrent vers les musées modernes, témoins d’une évolution culturelle post-révolutionnaire française.

Ce voyage, que les Anglais désignaient sous le nom de “Grand tour”, incarnait une conception du déplacement non pas comme simple loisir, mais comme un gage de connaissance et d’apprentissage. Comme le soulignait Chateaubriand, cette expérience enrichissante venait « compléter le cercle des études », intégrant ainsi l’art et la culture dans le vaste champ de la connaissance.

École Suisse du XIXe siècle. Scène de montagne. Gouache sur papier.

Aussi surprenant que cela puisse sembler à notre génération, le voyage se concevait jadis comme une pratique réservée à ceux ayant achevé leurs études, une occasion de valider sur le terrain les connaissances acquises au préalable. Ce Grand Tour pouvait s’étendre sur une durée de deux années.

Les protagonistes de cette aventure étaient principalement de jeunes aristocrates britanniques, mais pas uniquement. Des Allemands, des Français, et d’autres nationalités se mêlaient à ces flots de découvertes laissés par les héritiers de Shakespeare.

La géographie du voyage jouerait un rôle déterminant, et peu à peu, ce Grand Tour s’affranchirait de son attachement exclusif à Rome ou Naples, s’ouvrant ainsi à de nouvelles destinations, parmi lesquelles nos amis Suisses.

Portrait de Francis Basset, 1st Baron de Dunstanville and Basset (1757-1835)

Dans un second temps, cette quête de découvertes conduira les voyageurs vers la Grèce, à la suite de son indépendance en 1830, et, au fil des années, le détour par la Suisse émergera comme une alternative de choix.

Ce changement est révélateur : en Suisse, l’objectif n’est plus de contempler les ruines de l’Antiquité, mais plutôt de s’émerveiller devant des paysages enchanteurs.

Le comte Léopold de Berchtold publiera à Londres un guide de voyage, mettant en lumière la France ainsi que les paysages suisses, que l’on commence à qualifier de sublimes ou de pittoresques. Pourtant, les critiques se dessinent déjà à l’horizon, suggérant une tension entre l’idéal et la réalité de cette nouvelle destination.

La recherche du plaisir pour le plaisir ne se conforme pas entièrement aux préceptes de la morale. Ainsi, ces pratiques seront encadrées, donnant naissance à des tensions entre ceux capables de savourer le spectacle et ceux qui, en revanche, en sont exclus.

Cette dynamique engendre des conséquences économiques considérables. En Italie, selon la logique des lettres de recommandation, les voyageurs se voient accueillis par des confrères aristocrates. En revanche, en Suisse, il devient nécessaire de créer des structures d’hébergement, d’où l’émergence des hôtels, offrant des commodités à l’anglaise.

La notion de “confort” commence à se développer au XIXe siècle, un terme qui, une fois encore, trouve ses racines dans un anglicisme.

Gentleman britannique à Rome, vers 1750 (huile sur toile)

Pour un voyage sans contraintes, le confort du fauteuil devient essentiel. C’est ainsi qu’une véritable industrie du voyage émerge, engendrant toute une gamme d’objets dédiés à cette pratique.

Le développement des chemins de fer favorise ces déplacements, jouant un rôle crucial dans l’essor de l’industrie touristique. En 1847, en France, les trains de plaisir proposent à leurs passagers des billets incluant voyage aller-retour et nuit d’hôtel à un prix abordable.

L’alpinisme, ainsi que le goût pour le sport, se développent en parallèle avec le tourisme. Contrairement au sport spectacle, les activités sportives du véritable sportif — comme l’alpinisme, illustré par les premiers clubs alpins — conservent un caractère élitiste tout en engendrant de nouveaux emplois.

Et qu’en est-il de notre cher Edward Whymper dans cette effervescence ? Il s’est rendu au village de Zermatt, au pied du Cervin, cette montagne encore invaincue, attendant d’être conquise.

J.R.R. Tolkien (1892 - 1973). Mont Cervin. en Suisse.

Whymper relatera dans son récit de voyage que, dès son arrivée au village, il fut accueilli avec une méfiance palpable de la part des habitants.

Ces villageois ne parvenaient tout simplement pas à saisir pourquoi quelqu’un aurait l’audace de gravir une montagne pour le seul plaisir d’admirer la vue. Ils le considéraient comme “fou”. Bien que l’accueil ait été empreint de scepticisme, l’équipe de Whymper parvint à réaliser l’exploit de l’ascension, mais cette victoire tragique coûta la vie à quatre alpinistes.

Des décennies plus tard, en 1911, un certain J.R.R. Tolkien se rendit à Zermatt, où le majestueux Cervin laissa une empreinte indélébile dans son esprit. Il évoquera avec émerveillement “la blancheur éblouissante du massif désert de neige qui nous séparait de la corne noire du Cervin.”

Pour aller plus loin :

  • Du « grand tour » au tourisme : moments et lieux de la découverte touristique des merveilles du monde (XVIIIe-XXe siècles), Isabelle Sacareau
  • Histoire – Le Grand Tour des aristocrates en Europe, RTBF Première

Photographies :

Rafael Peixoto Ferreira

Pixabay, Stockphoto Royalty-free

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