Dans « Cathédrales d’autrefois et usines d’aujourd’hui : passé et présent » (1843), l’écrivain écossais Thomas Carlyle décrit son époque, l’ère que l’on dit victorienne, avec effarement. Un monde où le luxe oisif coexiste avec une extrême pauvreté, où les fruits du progrès, recueillis en abondance, sont comme, dit-il, ensorcelés.
Au milieu du XIXe siècle, dans l’ensemble de l’Angleterre, les classes laborieuses représentent une partie majoritaire du pays, c’est-à-dire plus de quatre-vingts pour cent de la population.
Dans cet âge d’évolution technique et scientifique à bride abattue, une société hiérarchisée se redessine dans un véritable fourneau urbain. Un monde anglo-saxon novateur, fier, plein d’assurance pour l’avenir, mais où les conditions précaires des travailleurs se pérennisent. Et c’est bien là tout le paradoxe de l’Angleterre victorienne conquérante et opulente.
Cette prospérité, génératrice de biens matériels en tous genres, créait, toujours selon Carlyle, une misère morale et un dessèchement des cœurs.
Mais quand est-ce que commence la suprématie de l’Angleterre, quel est le déclic de son ascension ? L’inventeur Henry Cole a peut-être un début de réponse à nous donner : si l’inspiration d’un événement grandiloquent pour démontrer les capacités d’un pays en une exposition est française, le fondateur de la fameuse Exposition universelle est bel et bien britannique. La toute première d’entre elles est inaugurée le 1 mai 1851 et consacre les travaux de l’industrie de toutes les nations. Au Crystal Palace, 14 000 exposants venus de 40 pays étrangers – pour moitié de l’empire britannique – se déplaceront à cette occasion. Véritable hymne à la science, la reine Victoria – qui donnera son nom à l’époque – déclare dans une lettre à son oncle, le roi des Belges, qu’il s’agit du plus grand jour de l’histoire anglaise. Ils avaient prévu 40 000 visiteurs, il en viendra 700 000. Mister Cole a réussi son pari.
Main-mise britannique
Le moteur de la réussite britannique est, à la fois, la science, l’instinct et les transformations sociales. À la fin du XVIIIe siècle, il n’existait quasiment plus de paysannerie en Angleterre. L’agriculture en est ainsi l’exemple le plus frappant : les structures agraires étaient polarisées entre une poignée de très grands propriétaires terrains, quelques centaines de milliers de fermiers et, au maximum, deux millions d’ouvriers/prolétaires agricoles.
Dans les arcanes de l’État, les strates intermédiaires étaient moins répandues qu’en France, et surtout sans bureaucratie. Le grand appareil de la vie économique fonctionnait ainsi sans un réel secteur tertiaire. En 1851, l’Angleterre avait 44 000 employés de bureau, rien de plus. Ce qui est, à l’échelle d’un pays développé, négligeable. La main d’œuvre, à l’inverse, était prolifique et apte à contribuer à l’essor économique du pays. Les obstacles idéologiques, politiques et sociaux qui empêchaient le développement de l’application de la technologie était beaucoup moindre que sur le continent.
Ceci-dit, les idées scientifiques n’étaient pour autant pas en avance par rapport à la France, autre grand contributeur dans ce domaine. Les inventions françaises étaient bien souvent plus originales, admet sans peine l’historien britannique Eric Hobsbawm. Mais dans ce siècle, qui bouillonnait d’une volonté nouvelle et d’un entrain sans limite, l’Angleterre régnait sans partage.
Au sein des économies continentales, on estime que 80% des exportations européennes étaient tournées vers les autres pays du continent. En Angleterre, le tiers allait ainsi vers l’Europe et les deux tiers restant se dirigeaient à plein poumon vers l’outre-mer : 29% des exportations étaient consacrées à l’Amérique du Nord (ainsi qu’à l’Amérique du sud), et le même pourcentage constituait les transaction vers les pays d’Asie, qui, à ce moment-là, n’intéressait pas du tout l’Europe. Les Britanniques devenaient ainsi le seul grand marché et principal débouché des pays sous-développés.
Instinct et flair
Si l’Angleterre était toujours un empire florissant, nous n’étions cependant plus à l’époque faste de son apogée coloniale ; en effet, elle perd définitivement les Treize Colonies en 1783 avec la proclamation d’indépendance des États-Unis (cf. traité de Paris). L’Empire en 1851 était peu de choses en comparaison : l’Inde, les colonies en Afrique et dans les Antilles. De fait, ils ne se distinguaient pas des autres pays européens. L’atout majeur, l’as des as était sans nul doute les Indes. Pour signifier son importance, un fort contingent armé britannique s’y trouvait ainsi que de nombreux fonctionnaires.
Les Indes – alors 10 à 15% de la population mondiale – étaient désormais la clé de voûte de la position impériale et de leur politique internationale. Politiquement et économiquement, les Indes et l’Extrême-Orient représentaient un tiers des exportations, et ce grâce à leur position dominante.
Si l’Anglais moyen n’était pas plus intelligent qu’un autre, un élément fondamental dénote par rapport, par exemple, à sa grande rivale, la France. Au Royaume-Uni, il n’y avait pas de système de formation de cadre, car elle disposait de dizaines de milliers d’artisans, dont une partie, très à l’aise avec l’outillage métallurgique, était en même temps ingénieur. A ce propos, le terme ingénieur n’a pas exactement la même signification. En France, un ingénieur est diplômé, alors que de l’autre côté de la Manche, il peut aussi s’agir d’un diplômé comme d’un ouvrier métallurgique.
Tous ces avantages exposés de l’économie anglaise montrent, par ailleurs, l’importance du calvinisme en lien avec le capitalisme (cf. Max Weber), et ce dans une société où les valeurs puritaines du Royaume-Uni, notamment en écosse, sont mises à l’honneur. Le grand ordonnancement d’un pays en mutation n’en laisse pas moins l’aristocratie foncière, qui a un sens aigu de la comptabilité, en peloton de tête. Dans ce second milieu du XIXe siècle, les personnes qui culminent les richesses sont, en autres, les grands ducs, industriels et financiers.
En comparaison, dans les années 1850, la classe des entrepreneurs est assez petite et modeste (on en compte 40 000). En ce qui concerne les industriels et entrepreneurs, c’est seulement à partir des années 40 qu’ils ont commencé à fructifier leurs avoirs et gagner énormément d’argent, au point de pouvoir en gaspiller. Ce n’est qu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle que les ‘businessmen’ deviennent plus riches que les grands aristocrates en Angleterre.
Incarnation de la classe triomphante victorienne, Le mister Podsnap de l’écrivain Charles Dickens représente avec facétie la bourgeoisie qui rêve de ressembler à la noblesse, mais celle-ci se veut travailleuse, morale et économe, et en un mot, respectable.
Société hiérarchisée
Derrière une économie triomphante, une main-d’œuvre est tapie dans les soubassements pour en retirer les bénéfices. Quelles sont les forces démographiques présentes à cette époque-là, et quelle en est la sociologie profonde ? La société britannique peut se catégoriser trois grandes divisions. Au sommet se trouve l’aristocratie, petite minorité de propriétaires terriens, munis du prestige du titre et représentant ainsi 3 ou 4%. Non loin se dessine la bourgeoisie dans une fourchette entre 15 à 20%, même si dans cet ensemble, ils ne sont pas tous au même niveau. Enfin, le peuple, au sens général, culmine un peu plus de quatre-vingt pourcent les forces vives du pays.
La bourgeoisie est, à son tour, composée de trois étages bien distincts : les mieux lotis sont les banquiers, négociants des grandes villes, directeurs de chemin de fer ou de mine, avocats, médecins et écrivains à succès. Cette haute bourgeoisie est susceptible de rentrer dans l’aristocratie, notamment grâce au mariage des filles. La bourgeoisie moyenne comporte les patrons de l’industrie, les professions libérales, notaires, professeurs, médecins, commerçants et grands commis. Catégorie compétente, habituellement à la tête d’une entreprise familiale. Le détail à son importance car les emprunts se font entre membres d’une famille et non pas par l’intermédiaire des banques. En bas du ruissellement est la petite bourgeoisie : employés de banque ou de bureau, maîtres à l’école, représentants de commerce ; ils peuvent se targuer de ne pas être un manuel. Le statut de la petite bourgeoisie est ainsi jalousement gardé. Si elle gagne peu, elles ont un travail sûr grâce au népotisme. Quelle que soit sa place, un bourgeois souhaitera toujours avoir un domestique, signe de distinction.
Dans ces trois catégories susmentionnés, une progression rapide se fait sentir à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et, on peut le dire, une certaine mobilité dans les deux sens. En 1871, on compte pas moins d’un million quatre cent mille domestiques, quatre-vingt mille cuisiniers et seize mille cochers privés. L’apparence de la réussite extérieure est importante : maison, domestique, voiture.
En 1851, nous sommes toujours à l’époque des grandes familles, composées de nombreux enfants. Il faut attendre 1880, avec l’extension de la contraction, pour que le taux de natalité de baisse par rapport aux normes des décennies précédentes. Marqueur social et de statut, les vêtements ont fini par porter une moralité victorienne, qui gagne peu à peu la société. Les valeurs de respectabilité sont l’effort, la sobriété et l’économie, autrement dit l’épargne. Et forcément, l’épargne influera sur les vêtements, de plus en plus sobres.
Époque où la valeur travail est grandement respecté, cela se traduira dans les faits par un culte du travail. Les grandes qualités qui en découlent étant la discipline et la hiérarchie. Cette société victorienne foncièrement inégalitaire est, contre toute-attente, acceptée et intériorisée par une grande partie de la population. Quand bien même il y aura des révoltes sur les conditions de travail et des contestations sociales répétées, les normes implicites de la société sont maintenues.
Les bourgeois – avec l’avènement du chemin de fer – découvriront que c’est bien agréable de ne pas vivre dans les établissements des villes bourrés de poussière et de crasses. Mais cela n’empêchera pas les Victoriens d’être de grands bâtisseurs de bâtiments publiques (banques, gares, bourses de travail, etc). Ces lieux montrent la fierté des citadins. Néanmoins, dans cette cacophonie urbaine, l’exiguïté et la saleté donneront aussi le désir de créer des parcs ouverts au public ou d’entretenir des lieux publics à travers des impôts locaux pour ces parcs. Les gens ne rechigneront pas à l’impôt pour de telles considérations. En 1840, à Manchester, on compte pas moins l’établissement de trois grands parcs.
Grand événement historique, l’ère victorienne est purement urbaine : en 1851, pour la première fois, on recense davantage de gens dans les villes que dans la campagne. En quelques décennies seulement, en 1875, les trois quarts de la population vivent densément dans les villes. L’accroissement et la concentration se font sentir notamment à Londres où cinq millions d’habitants s’agglutinent. Ce qui fait tout de même un Anglais sur six.
Vie et quotidien
Le loisir pour les victoriens, c’est tout simplement le temps qu’on ne passe pas à travailler. Cela comprendra l’éducation, le temps passé à l’école, à l’université, la lecture et plus globalement les moments à améliorer sa culture. Voilà ce que sont les loisirs des victoriens, appelés aussi les “Rational recreation” (loisirs utiles).
Par ailleurs, le sport rentre bien évidemment dans cette catégorie, à l’instar du football qui est – en somme – une rationalisation des jeux de ballon qui l’ont précédé. L’élaboration des règles, complétées en 1860/1870, en sera laborieuse. Une décennie plus tard, il deviendra le “people game”, le jeu du peuple. Son triomphe en tant que sport spectacle témoigne de la démocratisation progressive de l’Angleterre. Le cricket, quant à lui, est réservé à la saison estivale.
Chez le aristocrates, les trois grands sports resteront la chasse, la chasse à a cour et la pêche. Pour les bourgeois, les différents jeux de ballons (football, golf, croquet, tennis), et grâce au chemin de fer, il y aura les loisirs des plages ou sur un site balnéaire. A noter qu’on ne se déshabillait pas, mais qu’on s’habillait autrement. “Dieu est plus proche de la propreté.” grande devise des victoriens, car la saleté de l’époque victorienne a créé des réactions à la saleté des classes laborieuses était inimaginable.
La sécularisation est déjà en marche au milieu du XIXe siècle, un tiers des britanniques ne se réclame d’aucune religion (ce thème de la sécularisation de l’Angleterre victorienne est aujourd’hui contesté parmi une nouvelle génération d’historiens). Mais tous partage les mêmes codes sociaux. L’aristocratie et la classe populaire ont ainsi des mœurs libertines. A l’inverse, les classes moyennes, engendrées par la révolution industrielle, sont réceptives à la morale de plus en plus rigide du prince Albert. Ils érigent un système de valeur centré sur la chasteté. Ceci-dit, l’hypocrisie, propre à chaque époque, n’est jamais très loin, à un détail près : les maitresses n’étaient pas cachées. Si la bourgeoise est la mère des enfants, la maitresse du mari avait, elle aussi, un rôle à jouer, sa fonction bien propre : permettre à la femme bourgeoise d’être une femme d’honneur. Les divorcés étaient répugnés et très mal vus. La courtisane est quelqu’un qu’on entretient, un double foyer. Pas une passe.
Un jeune homme pouvait se marier quand il pouvait nourrir sa femme et ses enfants, et de fait, se mariait tardivement. Le mythe de la moralité victorienne vient de la fidélité de la reine Victoria et donne une image de son époque qui n’est pas fidèle au peuple.
Quant à la nourriture, l’image d’Épinal de la frugalité est corroborée. Il faut attendre les années 1860 pour voir l’introduction de la viande en quantité. En 1880 seulement, on consommera des fruits importés. Il faudra attendre la fin du siècle pour voir le style de nourriture que l’on voit aujourd’hui dans nos assiettes. D’ailleurs, la boisson est plus importante que la nourriture. En 1861, les historiens ont calculé 1 débit de boisson pour 186 habitants. Et cette statistique est applicable pour toutes les couches de la population, le lieu diffère seulement. Le bourgeois dans un club sportif ou d’idée. L’ouvrier, bien loin des considérations de standing, se désaltère dans un pub
« Fools rush in where angels fear to tread. » (Alexandre Pope)
Pourquoi l’Angleterre ? La question revient tel un tintinnabule. Si nous avons dressé grossièrement quelques faits expliquant les capacités propres à se démarquer de ses principaux concurrents, il n’en demeure pas moins que son hégémonie prête inlassablement à question. Qu’ont manqué la France ou encore la Chine, à ce moment-là, pour atteindre une telle industrialisation ? Le contexte politique, sans doute, le talent à un instant T également, mais cela n’est pas suffisant pour y répondre avec satisfaction.
Pour Kenneth Pomeranz, professeur à l’université de Californie, la réponse se terre prosaïquement dans le vaste empire colonial britannique. Les ressources offertes par un marché mondial et l’utilisation massive des énergies fossiles ont créé un précédent dans l’histoire. Ainsi, par simple calcul arithmétique, l’auteur indique que la quantité de coton importée d’Amérique n’aurait pu être remplacée par la laine produite localement en Angleterre. Le pays n’avait tout simplement pas assez de moutons. En outre, le charbon s’est substitué à l’immense forêt qui aurait été nécessaire pour alimenter les usages individuels et industriels du bois. Les colonies ont dépassé cette limite théorique à l’intérieur de frontières bien définies. L’expansion en était à ce prix.
“N’ayez pas peur de la grandeur. Certains naissent grands, certains atteignent la grandeur et d’autres sont poussés par la grandeur”, disait William Shakespeare. Accoudée à l’Angleterre victorienne, la citation pourrait diviser à l’heure du bilan social. À tout un chacun maintenant de répondre sur ce qu’il peut en tirer de cette époque, dans ce XIXe siècle vieillissant, fascinant et toujours quelque peu inaudible.
* Traduite de l’anglais « Sceptered Isle », cette expression provient de la pièce de théâtre Richard II de Shakespeare. Ce surnom fait écho à l’idée d’une noble vertu anglaise. Jean de Gand l’emploie dans une série des périphrases sur la grandeur de l’Angleterre.
Photographies
Les photographies du fil illustrent la vie quotidienne dans la capitale au cours de la décennie où Charles Dickens est mort.
Elles ont été prises par le photographe écossais John Thomson pour documenter la vie des citadins pauvres de Londres.
Images colorisées par Grant Kemp
Pour en savoir plus
Les informations de cet article proviennent majoritairement des historiens Monica Charlot et Eric Hobsbawm.
L’invention de la tradition, de Eric Hobsbawm
Les institutions politiques au Royaume-Uni : Hommage à Monica Charlot
Victoria, le pouvoir partagé, de Monica Charlot
Cathédrales d’autrefois et usines d’aujourd’hui : passé et présent » (1843), de Thomas Carlyle
Notes sur l’Angleterre, de Hippolyte Taine
L’histoire sociale de la religion au XIXe siècle : la sécularisation en question, de Julien Vincent