Dans une interview de 1962, l’auteur du Seigneur des Anneaux, J.R.R. Tolkien, répondait avec simplicité à la dernière question du journaliste de la BBC :
Génèse et diégèse
Inutile de préciser que l’auteur britannique, démiurge littéraire d’une oeuvre-monde, a encore aujourd’hui quelque chose à nous raconter. Et ceux qui veulent l’entendre sont nombreux. Ce n’est pas seulement une question d’antériorité, de celle qui a posé les bases de la sacro-sainte “fantasy” anglo-saxonne, mais surtout de la pérennité d’un univers imaginé et développé pendant des dizaines d’années (2), qui fascine sans distinction les anciennes et les nouvelles générations, et ce jusqu’à nos jours. Mais pourquoi un tel engouement ?
Œuvres intemporelles, les grilles de lecture y sont forcément nombreuses. Peut-être y a-t-il exorcisé les terribles années passées dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Ou encore est-ce avant tout un récit foncièrement eschatologique emprunté à l’imaginaire chrétien dont Tolkien en était un fervent catholique (3). Voire, comme le disait l’une de ses lettres, une volonté d’inventer une mythologie qui manquait cruellement aux anglo-saxons (4). Ainsi, plus prosaïquement, avait-il tout bonnement envie d’entendre des personnages parler les langues créées de toutes pièces, ces langages fabuleux, notamment l’elfique dit quenya ou sindarin, dont l’inspiration trouve une trace, dit-on, dans le gallois et le finno-ougrien (5). Mais aussi, probablement, parce qu’il s’ennuyait.
D’où puisait-il tout ce savoir ? Une saga littéraire aussi complexe ne pouvait sortir ex-nihilo du chapeau du célèbre magicien blanc. Quand Tolkien écrit le “Livre rouge de la Marche de l’Ouest”, l’inspiration provient très nettement du “Livre rouge de Hergest”, un manuscrit médiéval rédigé en gallois aux alentours de la fin du XIVe siècle et/ou du début du XVe siècle. Les références au passé germanique et scandinave sont pléthoriques, nous y reviendrons. Ainsi, l’homme possède une culture vive et encyclopédique, mais se défend, à chaque occasion, de toutes allégories.
Si le Worcestershire, dans l’Ouest de l’Angleterre, inspira dans ses livres la « Terre du Milieu » (Middle Earth), c’est bien à Oxford où se déroula la majeure partie de sa vie. Là-bas, il y passa une bonne partie de son temps, entre réflexion, études, enseignement et écriture de la plupart de ses récits. Grand casanier, la cité universitaire était dès lors toute disposée à le faire entrer dans la postérité. Un père décédé alors qu’il était en bas âge, une existence routinière boulonnée sur ses vieilles terres anglaises et, pourtant, une exploration de l’intérieur qui amènera ses œuvres à être lues partout jusqu’au bout du monde. Que de chemin parcouru depuis son lieu de naissance à Bloemfontein, en Afrique du Sud, un 3 janvier 1892.
Au commencement était la langue
Chez Tolkien, la langue a précédé la diégèse, et son univers n’est pas exempt de références et d’analogies. Bien que, sur ce dernier point, il conviendra d’être prudent. On a longtemps supposé qu’il s’est inspiré de l’anneau le plus célèbre de l’opéra, l’Anneau des Nibelungen de Wagner. En effet, le compositeur allemand a produit le livret et la musique de son cycle près d’un siècle avant que Tolkien ne présente pour la première fois ses anneaux aux lecteurs avec la publication du Hobbit en 1937. Il s’agit, comme bon nombre de traductions anglaises, d’un “faux-ami”. Sur le sujet, l’auteur a d’ailleurs écrit à son éditeur : “Les deux anneaux sont ronds et cela s’arrête là”. (6)
Pourtant, comme le dit son biographe John Garth, “C’est un point discutable, car il y a d’autres ressemblances – le pouvoir, une influence corruptrice.” Voulait-il se distancer du compositeur allemand devenu problématique après la Seconde Guerre mondiale ? Une autre lettre tend à confirmer cette théorie : “[…] ce petit ignorant qu’est Adolf Hitler […] Ruiner, pervertir, détourner et rendre maudit à jamais ce noble esprit nordique, contribution suprême à l’Europe, que j’ai toujours aimé et que j’ai essayé de présenter sous son vrai jour.” (7)
Au XIXe siècle, l’appétit des universitaire et archéologues était alors vorace. Comme toute œuvre de son temps, Tolkien suit et s’enthousiasme de la réhabilitation des “vikings” (8). Déjà dès l’enfance, l’ouvrage “Red Fairy” d’Andrew Lang participe à son émerveillement, et grâce à lui, il découvre l’histoire de Sigurd le tueur de dragons. À l’adolescence, il a commencé à lire des sagas nordiques tirées de l’islandais médiéval, présentant même un article sur le sujet à la Literary Society de l’école King Edward à Birmingham en 1911. La collection des manuscrits islandais – miraculeusement sauvegardés – ne s’étant pas fait sans heurt ni tracas, moins de deux siècles auparavant. Les traductions honorables, cependant, prendront du temps. Sujet connexe : Árni Magnusson, le chasseur de manuscrits islandais.
Un XIXe siècle fertile
Un certain William Morris va déclencher sa passion pour les mythes germaniques/scandinaves. Traduite par ses soins en anglais, la saga Völsunga, de l’érudit islandais Eiríkur Magnússon, comporte, en autres, une épée reforgée, un anneau doré maudit (l’Andvaranaut), mais aussi un autre anneau nordique, le Draupnir d’Odin. Dans ces récits, les anneaux étaient souvent utilisés comme une métaphore du pouvoir ainsi qu’une question légale de partage de droit. Une tradition féodale germanique indique d’ailleurs que les seigneurs donnaient des anneaux en récompense à leurs serviteurs. Toutes les bagues n’étaient pas non plus destinées aux doigts. Dans la saga islandaise Eyrbyggja, un anneau de bras (bracelet) devient le contrat magique entre les dieux et les hommes. (9) Tout ceci est en somme un terreau propice à la création littéraire et à l’imagination.
De ces sagas, le nom des nains comme Durin, Fili ou encore Gandalf se fixeront dans les pages de son univers. L’emblématique personnage de Frodon dérive, en fait, du vieux norrois “fróðr” et du vieil anglais “Frōda” (c’est-à-dire “sage”). Cet intérêt pour les mythes germaniques sont corollaires de la langue. Mais le philologue ne s’arrêtera pas là : des textes, imprégnés de vestiges de croyances pré-chrétiennes, comme Sir Gauvain et le chevalier vert, dont les pages sont hantées par des enchanteurs et des trolls. Le point culminant de ce bouillonnement culturel est indéniablement le poème épique Beowulf (10) ; le héros, utilisant notamment des capacités surhumaines pour combattre un dragon, aiguillera son approche littéraire.
Les lieux qui ont inspiré la Terre du Milieu ont de multiples origines, pas forcément aisées à situer, mais on peut en débroussailler certains plus hardiment : de l’Est, par exemple, sont venues les légendes médiévales d’Alexandre le Grand et l’engouement égyptien pour l’architecture mortuaire s’est poursuivi au sein du royaume du Gondor, si on en croit le biographe John Garth. Parmi les moins explorées figurent celles qui sont venues du Sud, les influences classiques qui étaient si dominantes à l’époque culturelle de Tolkien. Ne partons pourtant pas trop loin de la méditerranée, car on retrouve, sans peine, l’Anneau de Gygès mentionné dans la République de Platon, qui confère l’invisibilité à son porteur. Le philologue, qui avait également des connaissances gréco-latines, ne pouvaient les avoir oubliées.
Au terme de cet article, avons-nous déniché une par une toutes les références profondes dont s’est servies l’auteur du Seigneur des Anneaux ? A vrai dire, nous en sommes probablement loin du compte. Mais au détour des pages du Silmarillion, dans un agrégat de notes collationnées par son fils Christopher Tolkien, et ce après la mort de son père, des êtres presque éthérés font beaucoup parler d’eux : les elfes. Peuple fascinant sur bien des aspects, ces derniers nous interrogent autant sur leur immortalité que nos faiblesses humaines. Mais revenons encore une fois aux fondamentaux : en fait, la langue galloise a inspiré le sindarin (ou gris-elfique). Car, bien que nous l’ayons esquivé, Tolkien était fasciné par les mythes celtiques. Et ses elfes doivent beaucoup aux Irlandais Tuatha Dé Danann, et son idée de terres immortelles au-dessus de l’océan est tout droit sortie du mythe celtique, le Tír na nÓg.
Après avoir réussi l’exploit de récréer à l’époque moderne une oeuvre-monde avec ses propres mythes, sa propre féérie ainsi que ses codes inhérents à un univers (fictionnel) ; l’écrivain, poète et essayiste John Ronald Reuel Tolkien meurt le 2 septembre 1973. Il sera suivi, plagié et bon nombre tenteront de l’imiter sans le dépasser. Avis aux linguistes en herbe de faire mieux.
Sources et références
1) Interview de J.R.R. Tolkien avec John Bowen pour le programme Bookstand de la BBC (1962).
2) Tolkien a commencé à écrire son œuvre principale, le Seigneur des Anneaux, en 1937 pour le finaliser vers 1954-5. En comptant les interruptions, cela revient presque à 17 ans. Le Hobbit, les notes sur le Silmarillion et d’autres textes affiliés à cet univers lui ont pris au-delà d’une vingtaine d’années.
3) “Le Seigneur des anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique ; de manière inconsciente dans un premier temps, puis de manière consciente lorsque je l’ai retravaillée.”, lettre de 1953 adressée à son ami séminariste Robert Murray.
4) Lettre datée de 1951 : “own beloved country… had no stories of its own (bound up with its tongue and soil)” […] “which I could dedicate simply to: to England; to my country”.
5) Pour en savoir sur les similarités, références et différences avec le finno-ougrien (en anglais) http://www.sci.fi/~alboin/finn_que.htm
6) Wagner and Tolkien: Mythmakers, No. 25 in the Cormarë Series.
7) Lettre 45.
8) “Attesté dès le Xe siècle sous la forme víkingr, il désigne d’abord ceux qui partent outre-mer pour s’enrichir. Il fait donc référence à une activité […] Un viking est celui qui participe à une de ces expéditions”. https://www.lhistoire.fr/carte/le-monde-des-vikings
9) “Avec les sagas islandaises, nous tenons sans aucun doute, un des grands chefs d’œuvres de la littérature médiévale dans son ensemble.”, Régis Boyer, professeur émérite de langues, littératures et civilisation scandinaves.
10) Beowulf est sans aucun doute une des principales sources d’inspiration de Tolkien. Après une traduction partielle, une version en prose (relue par son ami C.S. Lewis) sera éditée. Il donnera enfin une conférence le 25 novembre 1936 à la British Academy sous le titre “Beowulf: The Monsters and the Critics”.
Pour aller plus loin
Tolkien et la Grande Guerre / Les mondes de Tolkien, John Garth
Tolkien – Voyage en Terre du Milieu, Vincent Ferré
La Terre du Milieu – Tolkien et la Mythologie Germano-Scandinave, Rudolf Simek
Tolkien et la religion, Leo Carruthers